Il fallait absolument ouvrir la fenêtre. Se sentir vivant, échapper au trend, au crédo libéral, à la chute des cours, à la nouvelle règle d'or, malgré les odeurs charognardes de l'actualité, exhalées par les affiches du métro, des rues, des abribus, de mon PC.
J'ai déserté mes quartiers habituels, qui vont de la Bastille au Faubourg Saint-Germain pour le Jeu de Paume, qui proposait une des plus excitantes expos de l'année, sobrement baptisée Claude Cahun.
Déjà, atteindre le Musée du Jeu de Paume n'allait pas de soi et seuls les plus proches d'entre mes proches apprécieront l'effort fourni. Mais ça valait le coup, au-delà de mes espérances.
Un mot en premier lieu de la structure de l'exposition, divisée en 8 espaces aux noms très évocateurs qui méritent d'être tous cités.
- Métamorphoses de l’identité et subversion des genres
- Poétique de l’objet
- Métamorphoses de l’identité et subversion des genres, suite
- Métaphores du désir
- Entre nous. Claude Cahun et Suzanne Malherbe (Marcel Moore)
- Rencontres électives
- Au-delà du visible. Les derniers autoportraits
Ces titres renvoient à l'univers poétique dans lequel baigne l'exposition, à l'image du personnage-artiste Claude Cahun. Artiste a priori inclassable, elle se situe néanmoins dans la mouvance des surréalistes qu'elle fréquente avec assiduité. Certains portraits et plus encore les catalogues d'exposition, les couvertures et sommaires de revues et les lettres amicales signées André Breton, René Crevel ou Robert Desnos en attestent. Telle lettre de Desnos ou Crevel, agrémentée de petits dessins, de voeux de bonne année et de bon appétit, est très drôle. Telle d'André Breton nourrie d'amitié manifestement sincère est d'autant plus émouvante que l'amitié de Breton ne fut pas lassée par les années, ce qui ne fut pas forcément l'habitude de ce Maître en excommunication laïque.
Si les oeuvres ouvertement surréalistes abondent, c'est dans l'autoportrait que Claude Cahun séduit, questionne et trouble le visiteur. Car de 1913 environ à 1954, son oeuvre photographique est parcourue par un irrépressible besoin de se montrer, voire de s'exhiber, même si c'est en se dissimulant un peu : c'est le rôle des costumes, des maquillages, de la mise en scène. Mais l'autoportrait domine l'oeuvre exposée et entraîne, outre une sympathie pour une certaine solitude (la solitude de l'être entouré, mais singulier), une réelle admiration pour ce Maurice Houdin de l'image.
Une telle fascination pour soi entraîne chez le spectateur (en fait, chez moi) non seulement un trouble nourri d'ambiguïté (?) mais surtout une admiration pour cette capacité mutagène à représenter son propre corps en oeuvre, à faire oeuvre de son corps. Ornée, harnachée, costumée, grimée, sexuellement travestie Lucy/Claude se représente (offre son corps/image en représentation) en oeuvre d'elle -même, en fantasme incarné par soi, pousse le narcissisme jusqu'à l'acte créatif absolu. Car qu'y a-t-il au-delà de la représentation de soi.
Claude Cahun, dans des années où ça ne se fait pas, bouscule tous les stéréotypes pour imposer un être/soi/autre oeuvre dérangeant encore 70 ou 80 années après. Elle subvertit notamment la notion très actuelle de genre en brouillant son identité de garçon-fille. Et la notion d'identité elle-même est malmenée. Le parcours de l'expo est une longue interrogation sur ce que représente le verbe Être, sur la valeur de l'image que l'on renvoie et transmet et sur la pérennité des certitudes.
J'avoue, l'expo propose d'autres aspects, plus politiques, plus esthétiquement pertinents (dont des oeuvres facilement rattachables au courant surréaliste), mais la partie consacrée aux autoportraits, la partie proprement narcissique m'a semblé la plus touchante en même temps que la plus riche et la plus singulière. Quelques jours après, j'assistais au Théâtre Dejazet à la représentation d'une pièce mettant en scène Frida Kahlo. Chez elle aussi, l'auto-représentation grimée et mise en scène habille comme une deuxième peau, même si les motivations sont manifestement autres (l'étrangeté du corps chez l'une, la dislocation du corps chez l'autre). Cependant, la question de la féminité de Narcisse s'est imposée après ces deux expériences d'une singularité blessée, magnifiée.
"Peut-il nourrir étiolé, ce Narcisse,
chez qui l'amour de soi se réalise dans un égoïsme à deux, à plusieurs, à tous,
dans l'orgie universelle ?
Portrait de l'un ou de l'autre, nos deux narcissismes s'y noyant,
c'était l'impossible réalisé en un miroir magique."
Claude Cahun, à propos de la photo Entre Nous,
qui évoque son histoire d'amour avec sa compagne Suzanne Malherbe.
Voici une vidéo qui en dit beaucoup plus.
J'ai choisi les quelques photos qui suivent sans grande originalité, parmi celles qui m'ont le plus séduit ou troublé. Au-delà, le hasard m'a permis de surprendre un couple de visiteurs fascinés par une image au point de n'être plus que l'ombre d'eux-mêmes (dernière photo).
Claude Cahun, Autoportrait, 1929
Claude Cahun, Autoportrait, vers 1929
Claude Cahun, Autoportrait, vers 1926
Claude Cahun, Autoportrait, 1939
Claude Cahun, Robert Desnos, 1930
Claude Cahun, André et Jacqueline Breton, 1935
Claude Cahun semble avoir incarné une forme de dandysme poétique dont Jean Cocteau fut le plus subtil représentant. A tel point qu'on peut s'interroger sur ce qui nous ramène à elle après toutes ces années pendant lesquelles, soyons honnêtes, nous nous en sommes passé, et confortablement. Cahun était en fait une photographe non professionnelle, dont les images sont restées longtemps confidentielles. Photographe désormais reconnue, elle renait à nous également par la littérature. Les éditions 1001 Nuits publient Héroïnes et Aveux non avenus, deux textes manifestes, mais passionnants. La grâce d'internet me permet de proposer aux plus téméraires d'entre vous un texte complet de l'auteure, extrait du recueil Héroïnes.
Ne boudez pas votre plaisir :
Pour lire Claude Cahun, CLIQUER ICI
L'expo Claude Cahun est visible jusqu'au 25 septembre au Jeu de Paume, 1, Place de la Concorde à Paris (sortie du métro Place de la Concorde, c'est tout près, camarades anxieux). Suivra, à partir du 18 octobre, Diane Arbus, rien que ça.
Le 31 août, La guerre est déclarée sera visible par tous. C'est un film de femme bouleversant, drôle qui convoque Cassavettes, Minelli et Demy. C'est signé Valérie Donzelli, qui est ici chez elle, et son complice Jérémie Elkaïm qui est ici chez lui. Vivement qu'on déclare enfin la guerre, j'ai trop envie de me replonger dans l'univers étoilé de ce film sublime.
A bientôt.