Autrefois le soc et l'épée
Se rencontrèrent dans les champs ;
De sa noblesse, elle, tout occupée,
Ne semblait pas apercevoir les gens.
Le soc donne un salut, sans que l'autre le rende.
Pourquoi, dit-il, cette fierté ?
- L'ignores-tu ? belle demande !
Tu n'es qu'un roturier ; je suis de qualité.
- Eh ! d'où prends-tu, dit-il, ta gentilhommerie ?
Tu ne fais que du mal ; je ne fais que du bien :
Mon travail et mon industrie
De l'homme entretiennent la vie ;
Toi, tu la lui ravis, bien souvent sur un rien.
- Petit esprit, âme rampante,
Dit l'épée ; est-ce ainsi que pensent les grands coeurs ?
- Oui, répondit le soc ; on a vu des vainqueurs
Remettre à la charrue une main triomphante :
Témoins les Romains, nos seigneurs.
- Mais sans moi, dit la demoiselle,
Ces Romains eussent-ils subjugué l'univers ?
Rome n'était qu'un bourg ; on n'eût point parlé d'elle,
Si mon pouvoir n'eût mis le monde dans ses fers.
- Tant pis ; elle eût mieux fait de se tenir tranquille,
Répondit maître Soc ; belle nécessité
Que l'univers devint l'esclave d'une ville !
Que de sa vaste cruauté
Elle effrayât l'Europe, et l'Afrique, et l'Asie !
Eh ! pourquoi, s'il vous plaît ? à quelle utilité ?
Pour une ambition que rien ne rassasie,
Trouves-tu donc cela digne d'être vanté ?
L'épée, au bout de sa logique,
Appelle enfin maître Soc en duel.
Te voilà ; battons-nous. C'est tout ton rituel,
Dit le soc ; quant à moi, ce n'est pas ma pratique :
Je travaille et ne me bats point.
Mais un tiers entre nous pourrait vider ce point :
Prenons la taupe pour arbitre ;
Comme Thémis elle est sans yeux,
L'air grave et robe noire ; on ne peut choisir mieux.
Chacun au juge expose alors son titre.
La nouvelle Thémis les entend de son trou,
Et, le tout bien compris, prononce cet adage :
Qui forgea le soc était sage,
Et qui fit l'épée était fou.
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