Souliers et Sabots

Par Mafalda

J'ai connu sept paires de souliers faits par un cordonnier, et qui étaient un vrai miracle de luxe. Ils demeuraient dans une superbe villa, sur un sommet. Les sept paires de souliers s'y trouvaient à merveille. Chaque matin, Basile, le domestique, assis sur l'escalier conduisant à la cour, faisait briller les souliers de ses maîtres. Une seule paire d'escarpins, tout petits et gracieux, était seulement époussetée, parce qu'elle était en peau rouge. Le gamin Riguccio avançait son museau curieux entre les barreaux de la grille et suivait la délicate opération avec attention. Quelle merveille que ces petits escarpins dont le petit propriétaire s'appelait René ! Riguccio ne se serait pas permis de penser qu'on pût faire, pour d'autres, des escarpins pareils. Et ses pauvres petits sabots, en se voyant si grossier, avaient presque envie de s'enfuir pour se cacher.
René descendait souvent pour bavarder avec Basile, pendant que celui-ci nettoyait les souliers ; si bien qu'un beau matin, René, ayant vu le petit museau qui s'écrasait contre les fers de la balustrade et s'étant approché, Riguccio eut le courage de l'attendre.
"Tu es du pays ? demanda René sur le ton autoritaire d'un maître.
- Je suis le fils de Guercia, qui travaille à la machine.
- Quelle machine ?
- La batteuse, ne l'as-tu pas vue ? Elle a travaillé trois jours sur l'aire de Jérôme. Aujourd'hui, ils sont là-bas (il indiquait un coteau éloigné).
- Ah ! fit René un peu méprisant. Je croyais que tu voulais parler de l'automobile. Nous en avons une : c'est une très belle machine.
- La batteuse aussi, commença Riguccio.
- Mais, si je veux aller en automobile, soupira René, il faut que je me mette à travailler ! Je prends des leçons, même l'été, parce que j'ai perdu mon année, et que papa ne veut pas me laisser redoubler ma classe. Et toi, au contraire, tu peux faire la girouette tout le long du jour sans travailler.
- C'est vrai. Pourtant, je changerai bien.
- Tu changerais avec moi ? demanda René ébahi. Tu ne sais donc pas ce que la conjugaison des verbes est assommante ? Je préférerais grimper aux arbres pour un chercher des nids !
- Oh ! dit Riguccio, secouant la tête avec conviction, il y a des choses bien plus amusantes que d'attraper des nids !"
Il n'osa pas ajouter : "Par exemple, chausser une paire d'escarpins rouges". Il se contenta de la penser.
Basile avait fini ; il prit tous les souliers et dit : "Venez, monsieur."
René se sauva au galop, laissant Riguccio stupéfait. Est-ce que réellement ce petit seigneur ne comprenait pas son bonheur ? Comment pouvait-il soupirer en regardant une paire de sabots aussi grossiers, aussi abîmés ?
"Oh ! écoute, dirent les sabots, sortant de ses pieds grâce à des mouvements désordonnés, tu nous as suffisamment offensés ! Sais-tu qu'en ce moment René traite fort mal ses escarpins de peau rouge, et pleure en disant qu'il voudrait être un paysan ?
- Et pourquoi ? demanda Riguccio, à demi incrédule.
- Parce que son père lui a fait dire que le professeur qui lui donne des leçons l'attend aujourd'hui. Il lui a téléphoné, et René doit s'habiller immédiatement pour aller à la ville. Il ne s'y attendait pas, comprends-tu ?"
Il apparut alors, juste à point, une vieille fée, pleine de malice, dont vous avez peut-être entendu parler : elle a au moins mille ans, et depuis mille ans, elle ne s'occupe à rien d'autre qu'à imaginer des farce et à faire subir à l'espèce humaine.
La vieille fut tout oreilles pour écouter ces discours, et aussi pour entendre René qui frappait du pied ; puis elle eut un petit rire malin, et disparut.
Voilà à quoi elle avait pensé : de bon matin, lorsque tous les souliers, et même les sabots dormaient encore aux pieds des lits, la vieille fée changea le lit des deux gamins, sans que, par son pourvoir magique, personne s'en aperçut. De plus, elle enleva à Riguccio et à René le souvenir de certaines choses, - mais pas de toutes, - vous allez vous en apercevoir.
Donc, le matin, René s'éveille dans le taudis de Riguccio.
Il s'était tellement ennuyé la veille et avait tant désiré être un paysan, qu'il ne fut pas trop surpris de se trouver dans cette vilaine chambre. Cela lui parut la chose la plus naturelle. Il sauta de son lit, enfila avec joie les chers sabots et courut se laver à la fontaine.
"Riguccio ? appela la maman.
- Oui, maman", répondit le petit qui ne se souvenait plus d'être René, tant il paraissait être réellement Riguccio.
La contre-partie de cette scène eut lieu à la villa : Riguccio devenu René fut réveillé ; il absorba son chocolat, et on lui fit prendre un bain ; après quoi, il s'habilla de blanc, se chaussa de ses beaux escarpins, les touchant avec délice, et répondit aussi à la maman qui l'appelait René. Puis, comme chacun suit la route que prennent les souliers qu'il porte, le faux René et le faux Riguccio se mirent en route le premier pour aller prendre sa leçon ; le second, pour aller porter le dîner de son père qui travaillait au loin.
René, - je vous prie de ne pas oublier qu'auparavant il était Riguccio, - ne s'était jamais senti aussi heureux ; la maman lui avait lavé la tête avec de l'eau de Cologne ; les domestiques le servaient avec respect, et enfin, le mécanicien lui avait souri, en lui glissant à l'oreille une promesse :
"On sort aujourd'hui en auto, et on vous emmène. Je l'ai entendu dire."
En attendant, Riguccio, devenu René, devait trotter jusqu'à la ville où le professeur l'attendait. Basile, qui l'accompagnait fut stupéfait de le voir marcher plus lentement que de coutume.
"Qu'est-ce que vous avez ? Mal aux pieds ?
- Je ne sais pas, dit René, je crois que ce sont ces souliers qui me gênent.
- Ne fais pas de sottise, chuchotèrent les souliers. Cherche à t'habituer à  nous, sans quoi tu ne seras plus René !"
René, - qui, au fond, se souvenait très bien d'être Riguccio, - pensa avec quelque regret à ses pieds libres des jours précédents ; mais il regarda les merveilleux souliers rouges, et continua sa route sans rien en témoigner. Il était, sur certains points, si complètement devenu René, mais enfin, qu'il savait presque sa leçon ; il la savait assez mal, comme René, mais enfin, il la savait. La bonne du professeur, qui parlait toujours au pluriel, lui dit :
"Savez-vous que nous avons renvoyé Grégoire ? Non content de ne pas savoir lire, comme dit monsieur le Professeur, il avait un visage aussi effronté que celui de la lune. Comprenez-vous ?"
Au fond de son coeur, - resté celui de Riguccio, - René réfléchissait :
"Papa non plus ne sait pas lire, et il n'en ai pas moins content de son sort !"
Comme il voyait que la bonne attendait, avec de grands yeux ronds, toute surprise qu'il ne répliquât pas, le faux René commença à avoir peur. Que devait-il répondre ? Il consulta ses escarpins qui daignèrent lui dire :
"A la maison, René se met en colère ; mais, quand il est avec le professeur, il est tout honteux de ne pas savoir sa leçon. Montre-toi donc honteux.
- Je le suis, répondit le faux René, qui se sentait réellement envahi par la honte. Ai-je autre chose à faire ?
- Tu as à faire grande attention, à bien écouter ce que te dira le professeur et à tout saisir au vol, sans quoi cela ira mal ; puis, fais attention de ne pas bâiller, de ne pas attraper de mouches, même si elles s'acharnent après toi, de ne pas frotter tes pieds l'un contre l'autre sous le banc, même si tu es énervé ; de ne pas...
- Assez, par pitié, interrompit René épouvanté, que de choses à faire ! J'en oublierai certainement quelques-unes."
Le professeur entrait. Ce professeur était un grand vieillard portant une longue barbe et des lunettes.
La leçon marcha au mieux ; à la fin de la leçon, l'enfant avait le torticolis à force d'être resté raidi ; les yeux, fatigués d'être fixes, lui faisaient mal ; il se sentait les jambes pleines de fourmis ; il lui semblait avoir vraiment souffert des efforts qu'il avait faits. En route, il dit à Basile :
"Maintenant, je vais me rattraper ! Le premier arbre que je vois, j'y cours et j'y grimpe."
Basile, qui ignorait que ce René était Riguccio, pensa que René était devenu fou ; il le retint par le bras, en disant :
"Je voudrais savoir qui vous a enseigné ces manières-là ? C'est honteux !"
A la maison, il trouva tout le monde à table ; il mangea la soupe dont le bouillon avait refroidi ; elle n'était, du reste, pas à son goût ; il ne la trouva pas bonne. Il commit de nombreuses infractions envers la civilité puérile et honnête, et Dieu sait combien de fois le père, la mère, la grande soeur ou les trois frères lui demandèrent "s'il n'était pas honteux" ? A la fin, les six paires de souliers qui étaient sous la table demandèrent eux-mêmes aux escarpins, en faisant la grimace, d'où provenait la poussière dont ils portaient la marque : ces souliers ne pouvaient pas supporter le désordre.
Ce jour-là; René (Riguccio) ayant été sage, alla en auto comme les autres. Alors s'ajoutèrent aux escarpins rouges, les souliers de la maman et ceux de la soeur aînée, et les souliers du papa et des trois frères. Et les escarpins, pour exprimer leur reconnaissance, sautèrent à droite et à gauche. Mais, rapidement, René entendit des reproches :
"N'es-tu pas honteux de donner des coups à tout le monde ?
Laissons le faux René dans l'automobile où (je vous le dit bien vite) il éprouvait une peur de tous les diables, et allons voir ce que devient le faux Riguccio qui, ayant au bras un panier renfermant le dîner du père, s'est lancé à travers champs, heureux des deux heures de liberté qui lui sont offertes et qu'il espère remplir au mieux.
Seulement, quand il fut sur la route, ses pieds nus, dans les sabots de bois, commencèrent à terriblement brûler.
"Qu'est-ce que c'est que ces histoires-là ? se demanda le faux Riguccio. Il me semblait, au début, avoir marché beaucoup plus librement."
Il rencontra un paysan qui marchait en tenant ses sabots à la main.
"A merveille !" pensa Riguccio. Un moment après il enfonçait dans la poussière jusqu'aux chevilles et il lui entrait une épine sous le pied.
"Si je m'installais sur un arbre ! Peut-être m'y amuserais-je assez pour ne plus sentir cette méchante piqûre d'épine !"
Il atteignit le haut d'un figuier. Par bonheur, les figues étaient mûres. Il y était arrivé très facilement, et s'y trouvait comme chez lui, tant l'arbre était bas, commode, plein de bifurcations qui formaient des sièges, et de grandes feuilles qui formaient des tentes-abris, quand voici... voici que le chien de garde découvrit la présence de l'intrus.
Le faux Riguccio pleura toutes ses larmes, et ne put descendre du figuier ; il y serait même encore si une ménagère, qui était dans les champs, ne fût pas accourue en entendant les aboiements furieux du chien, et n'avait pas délivré l'infortuné propriétaire du panier.
Riguccio, suffisamment corrigé, fila à toute vapeur, et n'eut ni paix ni repos jusqu'à ce que le panier fût en sûreté entre les mains du père. Ce père était très bon, mais il avait un défaut ; il croyait que la meilleure manière de démontrer sa tendresse était de donner de grands coups de poing dans les épaules de son fils. Il les lui assénait avec amour, et ils les accompagnait d'éclats de rire homériques qui faisaient trembler l'air ; n'empêche que les mains étaient solides, et que les coups de poings se sentaient !
Enfin on ouvrit le panier. Le faux Riguccio, le dos endolori, s'attendait à en voir sortir quelque chose de bon, et il fit la mine en sentant l'odeur d'ail et de ciboule qui émanait d'une petite marmite. C'étaient des haricots. Le père y mit de l'huile et du vinaigre, tailla le pain de seigle, déboucha la bouteille de vin, et déclara que, si cela ne manquait pas de ciboule et d'ail, ce serait un régal de roi. Riguccio mangeait lentement, lentement, et il lui semblait entendre René dire tout bas dans le fond de son coeur : "Tout cet ail me fera mal à l'estomac, sans parler de la ciboule !..."
Il refusa le fromage dans lequel grouillaient des vers.
Puis il fallut boire à la bouteille. Riguccio réclama un verre ; les ouvriers étouffèrent tous de rire, lui demandant s'il était devenu un "Monsieur", et Riguccio, humilié, s'étrangla à moitié en buvant. Il sentit la brûlure très désagréable, toussa, cracha, reçut d'autres coups de poings, et se trouva sur la route du retour, écrasé, la tête lourde, l'estomac troublé, le coeur gonflé, les pieds plus gonflés encore que le coeur.
"Ne te semble-t-il pas qu'il serait temps d'en finir ? demanda la bonne fée Turquoise, à la vieille fée malicieuse qui était sa grand'mère. Je ne comprends pas comment, à ton âge, tu peux te divertir à tourmenter les gens !"
La vieille se mit à rire. Arrivait justement, sur la grande route, lancée à une vitesse folle, cette grande diablesse d'automible brune, sur laquelle était le faux René, qui tremblait comme une feuille. Sur la route marchait le faux Riguccio, qui ne tremblait pas moins que lui.
"Comment l'éviter ? Où me mettre ? Je n'ai jamais vu d'automobiles venir sur moi par la grande route ! Il me semble m'être promené, moi, une fois seulement en automobile... Holà ! Elle arrive ! A l'aide !... Sauvez-moi !"
Le mécanicien, pour ne pas heurter le petit personnage qu'il voyait au milieu de la route, rendu inerte par la frayeur, serra les freins si violemment que la voiture dérapa. Souliers et sabots étaient tous dans la boue !
"Miséricorde ! cria le fée Turquoise, quelle vilaine plaisanterie ! Est-ce qu'ils se sont fait mal ?
- N'aie pas peur, murmura la vieille, il n'y a que le faux René qui a les pieds un peu meurtris."
Et, de fait, le père et la mère, la soeur et les frères entouraient le faux René qui, profitant de l'occasion, gémissait et sanglotait sur ses pieds abîmés.
"Ils sont cassés, ils sont cassés, par charité, ôtez-moi ces escarpins !"
Or, en voyant ses escarpins si aimés, quel cri pousse le faux Riguccio !
Comme il les chaussa rapidement, redevenant, comme par enchantement, René, tout René, de la pointe des cheveux à la pointe des pieds ! Comme il se sentit bien, comme il oublia le chien de garde, la ciboule, la bouteille, les coups de poing du père, et jusqu'aux nids et aux mûres, et tout le reste !
Or, d'autre part, lorsque le faux René sentit ses pieds libres et vit ses chers sabots dans la main du faux Riguccio, il sauta sur lui, les lui arracha de la main, et courut, courut, les pieds nus, sans s'arrêter, avec une terreur folle de se voir rejoint par le diable brun et par les horribles escarpins !
"Sais-tu, maman, j'ai rêvé que j'étais un paysan, dit René en remontant dans l'automobile, et je t'assure que cela manque d'agrément.
- Savez-vous une chose, dit Riguccio aux pies qui lui faisaient fête du haut des ormes, j'ai vu aujourd'hui une automobile renversée. Je ne voudrais, pour rien au monde, être un monsieur !"
Et la fée Turquoise conclut :
"Il ne faut point chercher à faire porter des poires aux pommiers !"

(Adapté des Contes Italiens de Teresa par Mme M. P. CREMIEUX