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Arrivée d’un convoi de pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques à Auschwitz

Publié le 16 août 2011 par Lana

En janvier 1943, un convoi de plusieurs  centaines de pensionnaires juifs d’hôpitaux psychiatriques hollandais arriva après un voyage effroyable qui avait duré douze jours dans des conditions indescriptibles. Quelques uns d’entre eux étaient des fous furieux, d’autres n’étaient que légèrement atteints, d’autres encore avaient toute leur raison mais avait essayé d’échapper à la déportation en se faisant passer pour fous avec l’aide de faux certificats. Le résultat était un tel cauchemar que même les SS les plus endurcis ne pourraient jamais l’oublier.

Arrivée d’un convoi de pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques à Auschwitz

(…) Les SS, cette fois-là, avaient de bonnes raisons de nous céder la place. Quand ils ouvrirent les wagons, ce qu’ils virent était tellement innommable, qu’ils ne purent se résoudre à faire le travail. Aussi envoyèrent-ils à coups de fouet les détenus accomplir une de plus sales besognes qui aient jamais eu lieu à Auschwitz.

Dans quelques uns des wagons, presque la moitié des occupants étaient morts ou mourants, c’était plus que je n’en avais jamais vu. Beaucoup d’entre eux étaient morts depuis déjà plusieurs jours, car des corps en décomposition se dégageait une odeur nauséabonde de chairs pourrissantes qui se répandit dès l’ouverture des portes.

Cela n’était pas nouveau. Mais ce qui me bouleversa ce fut l’état dans lequel se trouvaient les vivants. Certains bavaient, déliraient, le cerveau mort. Certains divaguaient, attaquaient leurs voisins et se déchiraient eux-mêmes. Certains étaient nus malgré le froid cinglant. Mais plus terrible que tout, au-dessus des plaintes des mourants et des désespérés, des cris de douleur et de panique, montaient et retombaient des rires fous, sauvages et effrayants.

Pourtant au milieu de cette confusion totale, subsistait un îlot de dévouement et de dignité. Se déplaçant parmi les fous, des infirmières s’activaient, des jeunes filles aux uniformes déchirés et sales mais dont les visages étaient calmes et dont les mains ne restaient jamais inactives. Leur sacoche médicale toujours sur l’épaule, elles avaient parfois du mal à garder l’équilibre. Elles ne cessaient de se rendre utiles, calmaient les uns, mettaient des pansements, faisaient une piqûre, donnaient une aspirine. Pas une d’entre elles ne montrait la moindre trace de panique.

-Faites-les sortir, hurlaient les SS, faites-les sortir, bande de salauds!

Une jeune fille rousse d’environ vingt ans, nue, un corps magnifique, sauta du wagon et se coucha à mes pieds, elle se tortillait et riait. Une infirmière me lança une couverture en mohair que je m’efforçais de mettre autour d’elle  mais elle ne voulait pas se lever. Avec un autre détenu, un Slovaque qui s’appelait Fogel, je réussi à l’envelopper dedans.

-Amenez-les aux camions, hurlaient les SS, directement dans les camions, allez, dépêchez-vous, nom de Dieu!

Fogel et moi nous mîmes à courir portant avec difficulté  cette belle jeune fille lourde. Le balancement lui plut et elle se mit à applaudir comme une enfant. La matraque d’un SS s’abattit sur mon épaule et la couverture glissa de mes doigts gourds:

-Plus vite, porcs, tirez-la.

Je rejoignis Fogel et à nous deux on tira la couverture, elle ne riait plus, elle pleurait au fur et à mesure que que son corps nu cognait le sol à travers la laine épaisse.

-Jetez-la dans le camion.

Les SS étaient hors d’eux, ils ne comprenaient plus rien. Ils avaient affaire à quelque chose qui échappait à l’ordre, à la discipline, à l’obéissance, à la peur des coups et de la mort.

Avec effort on la hissa, puis on courut chercher un autre fou tout aussi pitoyabe. Des centaines étaient déjà sur le quai, poussés par les détenus, eux-mêmes poussés par les SS et toujours les infirmières étaient à l’oeuvre.

L’une d’elles marchait lentement soutenant un vieillard frêle, lui parlant comme s’ils se promenaient dans les jardins de l’hôpital. Une autre portait presque une jeune fille hurlante. Elles se battaient pour instaurer un peu d’ordre dans ce chaos à l’aide de médicaments, de couvertures, de gentillesse et d’héroïsme tranquille, au lieu de fusils, de bâtons et de chiens féroces.

Tout à coup ce fut fini. La dernière misérable victime fut jetée dans l’un des camions surchargés. Nous nous tenions là, haletants, dans le froid vif de janvier et nous n’avions d’yeux que pour les infirmières. Avec sang-froid, elles attendaient près des camions la permission de se joindre à leurs malades.

Les SS les regardaient aussi, avec un respect qu’on leur voyait rarement. J’en entendis un dire:

 -Ne me dis pas que Mengele va faire partir ces filles dans les camions. S’il le fait, il est aussi fou qu’un de ces malheureux.

Un autre murmura:

-Tu as raison. Dieu sait que nous aurions bien besoin de vrais soins médicaux par ici.

(…) Il (Mengele) se tenait un peu plus loin et discutait avec quelques officiers SS. Je le vis secouer la tête vigoureusement et lever les deux mains pour arrêter toute discussion.

L’un des officiers SS haussa les épaules et cria:

-Faites monter les jeunes filles, il semble qu’elle soient aussi du voyage.

Les infirmières grimpèrent près de leurs malades. Les moteurs rugirent et, après une dernière embardée, les camions partirent vers les chambres à gaz. Pour une fois, ils n’y avait pas eu de sélection, pour une fois cela n’avait pas été nécessaire.

« Je me suis évadé d’Auschwitz », Rudolf Vrba, J’ai Lu


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