Un roman de Ioànna Bourazopoùlou (2007), traduit du grec par Michel Volkovitch pour les éditions Ginkgo (2011).
427 pages.
Résumé : A Paris, mais un Paris qui est devenu, voici 25 ans, suite au Débordement, un port de la Méditerranée – car la mer recouvre désormais tout le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique. Un envoyé de la toute-puissante Compagnie des Soixante-Quinze, qui exploite le précieux sel mauve jaillissant des bords de la Mer Morte, prend contact avec Phileas Book, auteur des Lettres croisées publiées régulièrement dans le Times, et lui propose un contrat mirobolant : il lui faut étudier des lettres écrites par 6 de leurs employés, hauts responsables dans la Colonie récoltant le sel, mêlés à un drame sans précédent. Book est chargé de leur trouver un fil directeur, un point commun pour élucider ce mystère – et vu le montant proposé, il ne lui est pas possible de refuser…
Une chronique de Vance
Un partenariat avec Babelio, c’est l’occasion de découvrir en avance quelques perles que les éditeurs réservent aux futurs lecteurs. Même si on effectue un premier tri en fonction de la présentation, il arrive qu’on soit déçu. Mais, parfois, la surprise est agréable et le résultat dépasse les espérances.
Ce roman avait tout pour plaire. Le pitch titillait la fibre SF qui brûle en moi depuis ma prime jeunesse, avec ce côté fin du monde à la Ballard, doucement tragique et fortement chargé en poésie.
Incipit : Et si la réalité n’était qu’une hallucination collective ? se demanda Phileas Book en voyant les vagues de la Méditerranée se briser sur la jetée en béton de Paris. Le Louvre ne s’habituait pas à la proximité de l’eau salée, pas plus que le boulevard Montparnasse à la brise saline. Les Parisiens respiraient avec étonnement cet air nouveau qui effaçait la douce odeur du fleuve, mouillait les vitres des voitures, bouchait les narines et rappelait que la carte de l’Europe avait changé. Ils habitaient désormais au bord de la mer.
De fait, le livre prend de court et ne délivre ses secrets qu’au compte-gouttes, nous laissant libres de construire des écheveaux d’hypothèses fuligineuses qui se délitent au fur et à mesure que d’autres éléments interviennent. C’est que l’auteure s’est lancée dans un exercice de style périlleux, qui a réussi à Dan Simmons pour Hypérion : entremêler des récits à la première personne rédigés (manuscrits) par les différents protagonistes d’un drame, en intercalant une narration plus classique à la 3e personne fondée sur Phileas Book et l’offre étrange de la Compagnie. Cependant, là où Simmons poussait le vice jusqu’à changer de style pour chaque récit de ses pèlerins, Mme Bourazopoùlou ne parvient pas à se défaire du sien propre, à base de longues phrases complexes aux nombreuses propositions juxtaposées dénotant un rythme languissant qui fleure bon le spleen cher à Baudelaire. C’est parfois lourd et redondant, mais toujours riche, surtout dans les très nombreuses introspections.
pp. 340-341 : Je suis le vent qui souffle dans une forêt d’êtres bien-aimés et s’approprie, comme un voleur, une infime parcelle de leur intimité.
On se retrouve donc à lire rétrospectivement ce qui survint dans cette Colonie du Proche-Orient, bâtie sur le site même de l’ancienne Sodome – dont le symbole biblique marque au fer rouge l’ensemble du récit – et où le Gouverneur est retrouvé mort un matin. Les jours qui suivirent cette macabre découverte sont alors racontés par les épistoliers, tous proches de la personne du décédé, membres influents de la Colonie mais entièrement soumis à feu son dirigeant qui la régissait d’une main de fer. Les profondes inimitiés et rancoeurs qui les tiraillent transparaissent aisément dans ces lettres volontairement volubiles, chacun suspectant les autres et cherchant à se sortir du piège tendu : alliances, mésalliances qui entretiennent une paranoia aiguë les poussant aux pires extrémités. La femme, le juge, le secrétaire, le respondable de la Sécurité et le médecin expliquent leurs agissements en mettant en avant un passé douteux et des motivations obscures. Le 6e personnage, qui n’écrit pas mais intervient de temps en temps dans ces lettres est la fille du juge, la seule personne née sur cette Colonie infernale (cernée par le désert et la mer et constamment plongée dans un brouillard humide chargé de sel) et également le seul autre témoin du drame.
p. 299 : Je ne l’aimais pas assez pour le tuer, et je ne m’aimais pas assez pour me venger de lui.
Dans ce monde qui ressasse un passé perdu à jamais (car définitivement englouti), on se prend à attendre la conclusion de l’enquête menée depuis Paris avec un intérêt grandissant, même si quelques tics d’écriture agaçants et de trop nombreuses coquilles sapent la lecture. Personnages complexes, sentiments exacerbés, décors surréalistes et construction ludique : des sensations contradictoires et une ambiance languissante qui rappellent le Philippe Curval de la Forteresse de coton.
p. 418 : L’ennui avec un crime parfait, c’est que le message qu’il envoie est sans destinataire.
Un bel essai, un roman à découvrir.
Citations
p. 11 : Les infirmes ne peuvent négocier, dépourvus qu’ils sont des organes nécessaires.
p. 69 : La toute-puissance de mon mari était un violent aphrodisiaque – le seul apparemment car en mourant il emportait ce désir-là. Qui lui appartenait, qu’il avait cultivé consciemment. Son pouvoir se fortifiait par mes égarements, et non par ma fidélité, ce qui l’inquiétait, c’était de ne pas être trompé.
pp. 76 & 77 : Les dirigeants sont assoiffés de pouvoir et rancuniers, les subalternes furieux et à deux doigts de se rebeller.
p. 196 : Nous courons tout le temps sans aller nulle part, nous nous essoufflons à faire du sur-place.
p. 292 : Le désert ne trompe jamais et ne tolère pas d’être trompé.
p. 328 : Les liens que crée le sang versé sont les plus fragiles, quiconque a fait de la prison le sait. Les relations nouées au-dessus d’un cadavre n’existent que dans les romans. L’horreur est insupportable, le secret insoutenable et la mémoire impitoyable. Un cadavre n’amène pas des amitiés, tout ce qu’il peut engendrer, c’est un autre cadavre.