Une grande sélection c'est grâce aux films, mais une mauvaise sélection, c'est de la faute du sélectionneur. (Thierry Frémaux)Avoir de nombreuses idées, c'est bien, mais faire émerger les bonnes idées, c'est mieux. En effet, une entreprise ne peut se disperser à explorer toutes les pistes possibles pour innover, et elle doit nécessairement en choisir un nombre restreint, si possible les meilleures.
La situation paraît claire : il suffit de retenir les bonnes idées, c'est-à-dire celles qui répondent à certains critères bien choisis, pour en faire des projets.
Sauf qu'il n'existe pas de critère parfait pour discriminer les bonnes idées des mauvaises.
De l'absurdité des règles de sélection des idées
Vous pourrez sans doute trouver facilement sur internet un tas de consultants en innovation qui vont vous proposer une méthode de sélection des idées. Certaines méthodes vont laisser l'entière responsabilité de la sélection à un jury, dont l'évaluation subjective est reconnue et acceptée. D'autres méthodes vont proposer des critères divers : financiers (retour sur investissement), stratégiques (impact attendu vis-à-vis de la concurrence, analyse de maturité du marché visé), technologiques (possibilités techniques permises) ou encore marketing (retours des études de marché).
- Premier exemple : Thomas Watson, président d'IBM en 1943, qui pensait que le marché mondial des ordinateurs était d'environ 5 unités.
- Deuxième exemple : la Western Union, dans un mémo de 1876, écrivait à propos de l'invention récente du téléphone que cette invention avait de trop nombreuses limites pour être considérée comme un moyen de communication, et qu'il leur serait parfaitement inutile.
- Troisième exemple : les associés de David Sarnoff dans les années 1920, lorsque celui-ci leur proposait fortement d'investir dans la radio, répondaient que cette "boîte à musique sans fil" n'avait pas de valeur commerciale imaginable, car qui voudrait payer pour un message envoyé à personne en particulier ?
- Quatrième exemple : lorsque Fred Smith, futur fondateur de Federal Express, soumis son idée de service de livraison nocturne fiable à un professeur de management à Yale, celui-ci reconnut que le concept était original mais que pour avoir une note supérieure à "C" il fallait que l'idée soit faisable.
- Cinquième exemple : un banquier a refusé de financer la société Mrs. Fields' Cookies de Debbie Fields car, outre qu'il trouvait mauvaise l'idée d'un magasin de cookies, les rapports de recherche marketing dont il disposait affirmaient que les cookies dont l'Amérique raffolait étaient croustillants et non mous et difficiles à mâcher comme ceux qu'elle souhaitait proposer.
A contrario, d'excellentes idées sur le papier peuvent se révéler de parfaits bides.
- Premier exemple : Le Newton d'Apple, lancé au début des années 1990, était un assistant digital personnel très en avance sur son temps, et même trop. Personne ne doute aujourd'hui que le produit est bon, vue l'explosion des ventes de smartphones depuis quelques années. Pourtant, le Newton a été un échec commercial.
- Deuxième exemple : Le minitel, ancêtre populaire de nos tablettes actuelles, n'a pas réussi à trouver un successeur capable d'offrir la même facilité d'accès et le même modèle économique en accédant à internet. Pourtant, le futur (et Steve Jobs...) a démontré à quel point ce successeur était pertinent.
- Troisième exemple : le CD-i de Philips lancé à la fin des années 1980 était un appareil se branchant sur la télévision et capable de lire des supports multimédias comme des vidéos ou de la musique, ainsi que des jeux et autres applications interactives. Merveille technologique, capable de tout faire à l'époque, le CD-i est un échec commercial, notamment à cause de la concurrence de Windows et des consoles de jeux.
- Quatrième exemple : le réseau Iridium de téléphonie satellite était une solution évidente au manque des réseaux sans fils de la fin des années 1980 : la couverture limitée. Mais le temps que le projet se réalise, fin 1998, la situation avait changé et la couverture était devenue satisfaisante, ce qui rendait l'intérêt du téléphone par satellite caduque. L'année suivant le projet dépose le bilan.
Certes, accumuler des informations, des indices, des chiffres permet de mieux cerner le potentiel d'une idée. Mais il est illusoire d'espérer qu'une procédure quelconque permette de choisir sans ambiguïté les meilleures idées.
L'engagement personnel plutôt que la sélection arbitrale
Alors, si la sélection "rationnelle" est impossible, faut-il s'en remettre à une décision arbitrale, c'est-à-dire à un vote par un jury, constitué par des directeurs ou éventuellement par des collaborateurs ?
Je pense que c'est une erreur similaire à la précédente, car elle présuppose aussi qu'on peut réduire l'évaluation d'une idée donnée à un seul avis, une seule évaluation, un seul point de vue. Or une idée peut parfaitement paraître absurde à certaines personnes , en majorité, et brillante à d'autres. Pourquoi la majorité ferait-elle le bon choix dans un tel cas ? Au contraire, on peut s'attendre à ce que la minorité ait perçu tout le potentiel de l'idée, et il serait alors dommage d'éliminer cette perle. Mais la minorité de convaincus risque de passer énormément de temps à convaincre les autres, et on sait combien il est difficile de retourner l'opinion des gens une fois qu'ils se sont décidés. Aussi, les convaincus auront généralement peu de motivation à le faire.
De plus, il est parfois difficile d'arriver à mettre d'accord tout le monde sur une idée donnée : coup de génie pour certains, idée bancale pour d'autres, que faire des idées qui clivent les opinions ?
Par ailleurs, le classement des idées à partir d'une procédure quelconque (votes d'un jury, tournoi d'idées...) est potentiellement dépendant de la procédure choisie, comme le savent les politiques avisés depuis que Nicolas de Condorcet a présenté son fameux paradoxe démontrant qu'il n'existe pas de "bonne" manière de choisir le meilleur candidat à une élection dès qu'il y en a au moins 3.
Inspirons-nous des entrepreneurs, des créateurs d'entreprise, qui ont porté un projet parfois contre vents et marées avant de m'imposer comme une évidence. Ils se sont lancés sur la base de leur conviction, et ont pris eux-mêmes le risque de l'échec. Pourquoi ne pas laisser les gens convaincus par une idée lancer le projet eux-mêmes, sans qu'un jury n'intervienne ?C'est à mon avis la clé du problème : les équipes qui réalisent les projets ne sont pas associés à la sélection.
On peut donc imaginer l'organisation suivante : les idées ne sont pas évaluées mais soumises à l'ensemble des possibles chefs de projets. Ceux-ci choisissent les idées qu'ils vont mettre en œuvre, celles qu'ils pensent être les plus pertinentes et les plus susceptibles d'apporter à l'entreprise un retour sur investissement important. Qu'importe que les autres pensent le contraire, puisque c'est le chef de projet qui s'engage personnellement.
Mais pour éviter les chefs de projets soient tentés de retenir des projets farfelus pour obtenir une grosse carotte, il faut également prévoir un bâton : par exemple, une absence d'augmentation ou un gèle de sa promotion si le projet n'atteint pas des objectifs minimaux. Bâton d'autant plus fort que l'impact sur l'entreprise est important.
On peut enfin imaginer que l'on affecte à chaque chef de projet un budget annuel indépendamment de tout choix de projet, dont le montant est lié à son expérience et à ses succès ou échecs passés. Un chef de projet ne pourrait alors que chapeauter un projet dont les dépenses évaluées sont inférieures à son budget. La carotte pourrait alors être l'augmentation de son budget (disons, de 10% à 50% selon le risque et le retour attendu) et le bâton une réduction de son budget d'autant.
Une méritocratie, en quelque sorte.