Malraux et Martin du Gard à Pontigny
En 1924 à Pontigny, Marcel Arland faitsigner le texte en soutien à Malraux, alors accusé de « brisde monument » et de « détournement de fragment debas-reliefs » à Angkor, aux amis présents, dont Gide. Etquatre ans plus tard, lors de la session qui avait pour thème« Jeunesses d'après-guerre à cinquante ans de distance :1978-1928 », Malraux marquait l'histoire des Décades par unejoute oratoire fameuse avec André Chamson, sous le regard déjàadmiratif de Gide. Ce que l'on connait moins, c'est l'étrangeprévenance de Paul Desjardins à l'égard de Clara Malraux : lemaître de Pontigny craignait que Gide n'enlevât Malraux !
Dans le tome IV de ses souvenirs***,Clara Malraux se souvient de l'approche de Paul Desjardins sur lechemin entre la gare et l'abbaye. Et je ne résiste pas au plaisir deprolonger un peu la citation pour entrapercevoir le visage deGroethuysen et goûter à l'air pontignacien. D'ailleurs ne manquezpas samedi 27 août prochain la soirée littéraire de Pontigny avec Pierre Masson, président de l'Association des Amis d'André Gide,qui fera revivre ces décades où l'on voyait un « Gide en famille ».
« En 1928, je ne parvins àPontigny qu'aux prix de quelques efforts. Selon André ce lieu oùsoufflait l'esprit devait être, tel le mont Athos, réservé à lamasculinité. L'invitation qui nous vint de participer à une décadeétait-elle destinée à André seul ou nous visait-elle tous deux?Je l'ignore. Toujours est-il qu'André l'interpréta comme leconcernant, lui****. Pour moi, je voulais qu'elle m'impliquât. « Lafemme doit suivre son mari en tout lieu », tel était le prétextequi avait permis qu'on me libérât de l'hôpital-prison. Ce texte deloi, pensais-je, ne devait pas seulement justifier ma présence dansles tragédies mais aussi dans les comédies.« Je suis le drapeau de Jeanne d'Arc,déclarai-je, j'ai été à la peine, je serai à l'honneur. »L'argument n'était pas en soi très convaincant, de plus il avait uncaractère récriminatif peu plaisant. Je ne m'aimais pas dans lerôle de râleuse, mais je n'en pouvais plus d'être réduite àincarner la femme au foyer, rôle dont je savais que je le jouaisplus mal qu'il n'est permis. Au demeurant peu d'effort aurait suffi ànous apprendre qu'en ce lieu sur lequel régnait un sage, onacceptait la présence des « compagnes ». Quant aux créaturesféminines à part entière, exception faite pour les jeunespersonnes qui à l'école de Sèvres jouissaient de l'enseignement deM. Desjardins mais n'avaient pas pour autant le courage ou le droitd'intervenir dans les discussions, sans doute n'en existait-il pas àl'époque, aux yeux des pontignaciens du moins.L'endroit alors s'atteignait par letrain. La gare se trouvant à quelques kilomètres de l'Abbaye où sedéroulaient les festivités de l'esprit, M. Desjardins venait àpied au-devant de ses hôtes. Des groupes se formaient durant lechemin, plus ou moins provisoires. Le moment vint où M. Desjardinss'approcha de moi. Visage de saint un peu démoniaque, allongé parune barbichette grise, légèrement démodée. « Chère petitemadame », me dit-il, avec une élégante douceur, « chère madamevous êtes très jeune et je comprends toutes les susceptibilités(moi, je ne comprenais pas à quoi il voulait en venir), vous êtestrès jeune et votre mari est très jeune (oui, il est même plusjeune que moi). Il a beaucoup de charme. Une fois encore, jecomprends toutes les susceptibilités, toutes les inquiétudes même.» A l'écart de nous marchait une bonne partie de l'intelligentsiafrançaise, pourvue de cols hauts, de cravates, de bottines. Dans lesparoles dont j'étais la modeste cible, il y eut un temps d'arrêtdestiné sans doute à me permettre de m'exprimer. Je ne le fis pas.« André Gide doit venir passer quelques jours parmi nous, dansnotre humble demeure. Si cela peut vous déplaire ou vous inquiéter,dites-le moi. »Soixante ans de respectabilité mesurmontant, je n'ai su que marmonner : « Je serai heureuse qu'ilvienne » tandis qu'en moi se bousculait un petit discours enragé oùil était question « que j e m'en fous qu'André lui plaise ou qu'ilplaise à André — d'autant plus que j'ai tout lieu de croire quemon époux a le goût des femmes et en ce moment très précisémentde moi —, que leurs rapports à Gide et André les regardent, quenous avons lui et moi donné la preuve que nous voulons être libres,que nous avons payé pour cela, que nous avons volé des statues, quej'ai eu un amant, que j'en ai même eu deux, que nous continuerons àfaire des choses interdites, que pour le moment, nous nous contentonsde participer à la publication d'œuvres érotiques, de goûter auxjoies paisibles de l'opium, d'aider de jeunes personnes à se faireavorter, de signer des traites en ignorant comment nous les paierons,que nous avons le goût de la transgression, voilà». De rage, jebégayais dans mes pensées : « Comprenez que si en ce moment nousjouons à votre jeu, ce n'est qu'un faux-semblant qui durera autantqu'il nous conviendra», achevais-je en moi-même.Là-dessus, je jetais un coup d'œilsur ceux qui, disséminés devant et derrière moi, animaient cepaysage bourguignon, plein d'une sagesse que nous ignorions. Aucun deces hommes n'avait jamais accompli un geste illégal. Leur vieentière était une non-remise en question des règles transmises parleurs prédécesseurs. Leurs débats avaient lieu avec de plus hautesinstances que celles que nous affrontions. Car enfin Pontigny étaitné de l'Union pour la Vérité, l'Union pour la Vérité était néede l'affaire Dreyfus. Depuis lors, ceux qui se réunissaient rueVisconti ou dans l'Abbaye se posaient des problèmes éthiques sousun angle chrétien, teinté parfois d'un discret socialismeguesdiste, éclairé d'humanisme. La guerre, la révolution russe, lecolonialisme suscitaient peu d'angoisse en eux : pour la plupart lacause des Alliés était d'une pureté virginale, le communismel'intrusion des barbares dans un monde ordonné, la présence desBlancs en Asie et en Afrique, une nécessité de civilisation. A quelmoment s'aperçoit-on que la maison va s'effondrer? Les fissures semontraient à peine. Les hommes de pensée, en France, savaient queles civilisations sont mortelles, mais le même Valéry qui avaitconstaté ce fait approuvait qu'on tirât sur les grévistes deFourmies.Très peu de ceux qui en cette année1928 résidèrent avec nous dans l'Abbaye avaient franchi le seuil del'Europe — en étaient-ils même? De ce qu'avait produit l'Asie,seule la mystique les intéressait. Qu'ils en eussent conscience ounon, leur vrai débat continuait d'être avec les spiritualités.Desjardins aspirait à « rouler sous la Sainte Table » - - il yroula au cours de la seconde guerre. Le prototype qu'il souhaitaitincarner était tout monastique, précisé peut-être par lacathédrale qui, reliée à elle par ce qu'il restait du monastère,surplombait la maison d'habitation, la grande salle romane,réfectoire des moines où nous prenions les repas, à l'étagesupérieur la bibliothèque où l'on se recueillait parmi les livres.« Un langage réservé me paraîtl'indice du vrai » et aussi « j'ai l'amour de l'ombre et del'anonymat » a écrit Desjardins. Curieusement sa nature s'opposaità ses aspirations. Il n'y pouvait rien; quand, après qu'on l'enavait suffisamment supplié, il acceptait d'intervenir dans lesdébats, c'était avec un indiscutable brio. Quand on allait lerejoindre dans un des coins de la charmille où il se dissimulaitmodestement et ostensiblement, on s'étonnait de son acuitéintellectuelle, de la multiplicité de ses connaissances, ons'étonnait aussi de la dure ironie cachée sous sa modestie. Surtoutlorsqu'on sortait d'une conversation avec Groeth qui seul était sonégal, son supérieur mme. Mais l'amour, l'amour intellectuel, il vade soi, habitait Groethuysen. Un jour qu'un agréable jeune homme,debout, dans le salon-forum de Pontigny, perdit contenance jusqu'às'arrêter au bout d'une demi-phrase, à l'étonnement de l'auditoirequi attendait peu de lui mais néanmoins quelque chose, celui qui «savait penser la pensée des autres » intervint avec douceur : «Comme vient de nous le dire notre ami... » L'ami n'avait rien dit,mais eût-il pu parler selon son désir, l'exposé eût été celuique Groeth prononça si simplement qu'un instant nous crûmes qu'iln'était que le porte-parole de celui qui n'avait pu s'exprimer.Peut-être ce dernier le crut-il aussi.A Pontigny, en somme, Dieu n'était pasmort, le thomisme triomphait, allant même jusqu'à rejeter touteautre forme de catholicisme, Marx n'était qu'à peine né, lefreudisme faisait sourire, Nietzsche gênait un peu. En cet été1928, ceux qui se rassemblaient en ce lieu, reflet de l'Universitéet d'une certaine littérature, ignoraient encore qu'ils étaient àla veille d'abandonner nombre de leurs valeurs.A notre départ, je pense queDesjardins n'éprouvait plus de souci quant au trouble que pouvaitfaire naître en nous la présence, de courte durée d'ailleurs,d'André Gide. Mais mon époux lui causa d'autres tourments. «Malraux, écrivit-il, avec ses certitudes tranchantes me déconcerteet je bafouille devant lui. » Un peu plus tard, Gide, à son tour,constata qu'avec André comme avec Valéry, il se sentait bête.Quant à nous, la rencontre avec les pontignaciens nous laissait unpeu éberlués. Dans le train du retour, André riait en pensant àl'une de ses voisines qui lui avait confié qu'elle avaitl'intellection rapide : je l'avais, hélas, habitué à un autrevocabulaire. Il attendait d'une femme qu'elle parlât de sa «comprenette rapide ».
Clara Malraux, Le bruit de nos pasIV. Voici que vient l'été(Grasset, 1973,Paris, pp. 72-77)
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* « Aspect d'André Gide »,Action, Mars-Avril 1922, à lire dans les gidianArchives** Malraux, une vie dans le siècle,Jean Lacouture, Seuil, 1976 (dans la collection Points, édition miseà jour fin 75 de l'édition originale, Seuil, 1973)*** Le bruit de nos pas IV. Voicique vient l'été, Clara Malraux, Grasset, 1973, Paris**** Quelques pages plus tôt, ClaraMalraux expliquait déjà : « J'aurais voulu travailler; Andrés'indignait : pourquoi avouer notre misère – qu'au demeurant toutle monde connaissait. Ecrire ? André me le déconseillait. S'il nem'a dit que plus tard : « Mieux vaut être ma femme qu'unécrivain de second ordre », déjà il me le laissaitentendre. » (Ibid. p.34)