Visage carré, menton en avant, lèvres pincées, Marcel Gauchet a tout du curé laïc. Il a d’ailleurs été instituteur après l’Ecole Normale de Saint-Lô. Il s’intéresse à l’humanité, à l’homme dans la société. Ces entretiens, publiés en 2003, permettent d’aborder son œuvre sans le jargon qui souvent l’accompagne. A l’heure où la présidence remélange État et religion, la vision historique de Marcel Gauchet est plus que jamais nécessaire pour bien comprendre.
L’État a surgi de la révolution religieuse. Dans les croyances primitives, les ancêtres dictaient la loi aux vivants. Avec l’Etat, la loi passe entre les hommes vivants, séparant ceux qui sont fondés à commander et les autres. Il vient de Dieu, l’unique qui est « un dieu ethnique qui a la particularité d’être un dieu au-dessus de tous les dieux des autres. » p.95 Il a été inventé par un « peuple dominé dont le problème est de dominer spirituellement ceux qui le dominent politiquement. » p.96 Dieu investira l’Etat par l’Eglise. Poussé à l’extrémité, cela donnera l’islam : « Qu’est-ce que l’islam en effet, sinon la rationalisation de l’idée monothéiste par un homme simple et solide qui n’était en rien un profond théologien mais un bon esprit rigoureux, un patriarche de bon sens soucieux de remettre les choses ‘à plat’ ? » p.122 La bifurcation de l’histoire chrétienne arrive autour de l’an mil, lorsque la forme pleine de l’Un se retrouve dans l’indivision des sociétés sauvages. L’Eglise rétablit l’unité ontologique en conjuguant autorité spirituelle et temporelle, dans l’attente de la seconde venue du Christ. Elle se pose en intermédiaire obligé entre ciel et terre. Dans le collapsus de l’Empire apparaît un type de rapport social nouveau, recomposé depuis les unités de base de la famille, du village et du terroir. Les moines prennent le pouvoir contre les prélats corrompus et affiliés aux grands. Le protestantisme sera retour à l’esprit de médiation directe du Christ, contre la médiation par l’institution. Le pouvoir politique sera contraint de trouver une autre légitimation que le sacre d’Eglise. Vers 1600, surgit alors « notre » notion moderne d’Etat.
La sortie de la religion s’est faite en trois mouvements :
1. 1500-1650 : ère théologico-politique, absolutismes après les guerres de religion, Hobbes et l’État-Léviathan. Le consensus des élites françaises est très fort pour sortir des guerres de religion et des féodalités de toutes espèces par l’Etat absolu.
2. 1650-1800 : ère théologico-juridique, Rousseau et la Révolution française, le citoyen-militant et le culte de l’Etre Suprême.
3. 1800-1880 : ère historique, mouvements nationaux et universalisme en réaction à la Révolution française et à ses armées, Schelling, Fichet, Hegel. L’Allemagne est victime et l’expansionnisme révolutionnaire accuse un retard, lui donnant de bons motifs d’être critique. L’Allemagne reste profondément marque de religiosité, contrairement à la France où la déchristianisation au 18ème a été très forte. « La société de l’histoire est une société de travail, de production, elle sera la société de l’économie. » p.248
La suite, c’est la pathologie totalitaire, puis le triomphe des démocraties, du mouvement scientifique et du capitalisme (les trois sont liés). « La société civile est fondée à revendiquer sa liberté par sa capacité d’initiative et d’invention. Elle est le laboratoire de la production de l’histoire et, à ce titre, le siège de la légitimité. » p.249 L’Etat n’est qu’au service de sa puissance dynamique, expression et instrument de la société, plus au-dessus. « Je fais partie de ceux qui pensent que ce n’est pas l’économique qui explique le politique, mais que c’est le politique qui est premier, qu’il faut en expliquer la configuration du dedans de lui-même et que c’est à partir de là qu’on peut comprendre comment l’économique se sépare et influence l’ensemble. » p.16 Ce n’est pas le mouvement spontané des échanges qui explique la dynamique sociale, ni l’économique qui assure la cohésion de la société.
Après l’âge de l’organisation jacobine par l’État (dû à la reconstruction d’après-guerre), l’explosion de mai 68 « marque la fin de l’État technocratique à la française, où l’on conduit les gens sans leur demander leur avis et sans leur dire où, mais pour leur bien ! » p.41 Le rejet récent du villepinisme puis du ségolénisme Royal me paraissent ressortir de la même réaction.
Pourquoi ? Parce que « les intellectuels ont eu leur siècle d’or au 20ème siècle. Ils ont été propulsés au pinacle par le culte de la révolution et par le culte subséquent de la radicalité critique. Il en est résulté une véritable rente de situation pour eux. (…) Ses avantages sont énormes. Le premier est de recueillir les bénéfices de la radicalité théorique sans avoir à en payer le prix, sous forme de travail et de difficulté. La posture tient lieu de contenu. (…) Par la même occasion, vous accédez à l’authenticité morale en vous dégageant des compromissions avec l’ordre établi. (…) Dernier avantage, et pas le moindre pour des gens par fonction en quête d’audience : la radicalité a l’intérêt de se voir et de s’entendre. (…) Marketing et bonne conscience marchent main dans la main. » p.347 Comment ne pas comprendre « la haine » que ces intellos radicaux vouent à Nicolas Sarkozy, lui qui est plus médiatique qu’eux et leur coupe ainsi l’herbe sous le pied !
Décidément, rien ne vaut plus que de relire les grands classiques : Marcel Gauchet est de ceux-là. Il paraît que les Académiciens cherchent des candidats, moins nuls que ceux qui voudraient bien y entrer (on aurait même évoqué Nothomb !).
Pourquoi pas l’historien Marcel Gauchet ?
Marcel Gauchet, La condition historique, entretiens avec MM. Azouvi et Piron, 2003, Folio
Marcel Gauchet sur wikipedia
Son blog
“Le fossoyeur des illusions“, une autre lecture de La Condition Historique par Jacques Gévaudan