On connaît leur belle histoire d'imprimeurs, de la Royale à la Nationale. Mais en guise de point final, il y a ce conflit rude dont les journaux rendent compte, plus ou moins, rappelant les précédents plans sociaux, la vieillesse de la Dame, sa dignité un peu dépassée et ses machines, plombs et orfèvres pas même muséifiés dans les règles de l'art, dispersés ici et là, sans cohérence et avec poussières dans des entrepôts honteux.
Chacun espère vivement qu'il y aura une seconde fin, heureuse. Un happy end. Je ne veux pas redire l'actualité de l'usine de Choisy, ses piquets, sa solidarité et ses hommes en lutte, je veux vous raconter une histoire.
Imprimerie Nationale, Choisy-le-Roi
C'était il y a quelques années, très peu en réalité. A peine une main levée. J'avais créé un journal. Le premier qui l'imprima fut Simon Dulac. La première fois que nous déjeunâmes, je l'interrogeai sur le sigle de son entreprise. Sur la carte de visite affleurait un nom double : Dulac & Jardin. J'espérais la silhouette de Pascal Jardin sans trop y croire. J'essayais, au hasard, au milieu d'un restaurant chabrolien, planté dans l'Eure. Je me pinçais. C'était bien Pascal Jardin qui me faisait signe au loin, oui c'était bien lui, le scénariste et l'écrivain génial, l'associé souriant et moqueur du père de Simon. Mais ceci est une autre histoire, pour un autre jour.
Le groupe de presse où je m'étais basée prenait l'eau.
Je me séparai avec bien du regret de Simon Dulac. Un imprimeur c'est beaucoup. C'est un metteur en scène, le réalisateur d'un créateur de journal. Quelqu'un qui vous comprend et vous pardonne aussi, sait parfaitement qui vous êtes à travers les encres qu'il badigeonne sur le corps des textes que vous lui confiez. Il lit en vous. Vous devenez un violon sous ses doigts et chacune de ses remarques, vous vous apercevez que vous les écoutez vraiment. C'est sans doute le seul à vous faire entendre raison.
Bizarrement, vous croyez tout ce qu'il dit. Il a de l'encre jusque dans la bouche, et des baisers bleu pélican, c'est ainsi que vous vous le représentez. Il est au bout de la chaîne des mots à créer, juste avant le diffuseur, le vendeur et le lecteur. Il a vu du papier imprimé à la tonne. Et pourtant parfois encore il aime ça et vous dit des choses concrètes et précises sur l'essence de la presse. Autant dire qu'il vous raconte votre temps mieux que vous ne savez l'ausculter. Bon sens, subtilité rare, intelligence. Sous les yeux d'un imprimeur de cette trempe, pour une fois, vous ne ricanez pas devant le terme de "professionnel". Il semble diriger un train à vapeur fixé au sol, piloter une fusée horizontale.
L'imprimeur se tient en dehors de votre cercle, il vous observe depuis l'ombre de son retrait et ausculte vos pages. Lorsqu'il vous lit, il vous presse, il vous imprime et ce faisant il vous fait à chaque fois un cadeau miraculeux. Vous êtes à chaque numéro remis au monde, dans l'emportement des machines et l'atmosphère de l'atelier, les mots qui s'échappent en rouleaux, giflant au passage les grandes feuilles inversées. Les odeurs puissantes, dans vos poumons. La vitesse des turbines, c'est votre respiration.
C'est à l'Imprimerie que l'on perçoit encore ce que veut dire la presse, son essence vénéneuse, monumentale et noire. Son ancre fichée dans la tôle. Son encre charnue et volatile. L'imprimerie de presse n'est pas le contraire du net, elle fait voeu de fugacité, et pourtant elle triche et cherche l'archivage, le dépôt légal, le coeur en fusion du réseau, là où gît le saint des saints du moteur de recherche. C'est juste que le net ne pèse rien et qu'une imprimante pèse des tonnes, pour accoucher d'un journal de quelques centaines de grammes. C'est organique et forcément dramaturgique.
Alors, j'ai tenté plusieurs imprimeurs, sans espoirs. Désormais nous étions partie de ce groupe de presse en déséquilibre, nous, les athlètes du contre-la-montre, nous les invaincus, nous les irréductibles qui continuèrent à travailler sans garantie aucune. Nous étions devenus des arthritiques.
Les imprimeries françaises peinent face aux imprimeries italiennes et espagnoles, belges et hollandaises, souvent bien plus compétitives. Elles vous proposent de vous imprimer à bas coût, elles ne connaissent rien à votre langue, tout le monde s'en fiche, il ne s'agit plus que d'une histoire de fichiers qui circulent. Et tant pis pour les ratés.
Ce jour-là, je ne m'y attendais pas. C'était une imprimerie près de Marseille avec laquelle j'avais finalisé le projet suivant (dément) : imprimer quelques milliers d'exemplaires pour le Salon du Livre et les abonnés. Les exemplaires arriveraient par avion ; j'irais les réceptionner. Une femme m'a donné la direction, comme dans les contes.
Elle, c'était un accent marqué de soleil au téléphone : "Moi je veux bien vous le faire votre deal, on va gagner un peu de sous avec ça, mais franchement ça me fend le coeur, j'arrive pas à croire que sur Paris vous ne trouviez pas un imprimeur pour votre littéraire".
Je réponds climatiquement "C'est trop cher, c'est impossible...".
Elle n'approuve pas cette réponse mécanique. "Vous êtes sympathique et il est bien votre journal. Vous y arriverez. Vous avez essayé l'Imprimerie Nationale ?"
"Non, bien sûr". Quelle idée, je me dis, c'est prestigieux l'Imprimerie Nationale et forcément hors de prix.
Elle ne m'entend pas. "Essayez, ils ont de la tradition. Ils sauront vous conseiller."
"Ah bon ? Et j'appelle de votre part ?"
"Non, pas la peine, essayez, c'est tout."
Je lui fais confiance. Si ça ne marche pas, elle me montera mon transport, on sera juste à temps.
L'Imprimerie Nationale, je connais un peu. J'avais visité le bâtiment maître dans le XVème arrondissement, avant qu'il ne soit vendu.
Je connaissais bien la maison d'édition, j'avais eu droit à la visite privée des ateliers. Je me souviens, le soleil tapait dru alors sur les vitres des ateliers typo. Solennité, esprit de corps et de rigolade exactement comme dans les ateliers de couture, dans la mode.
Je compose un premier numéro. C'est pas là. On me donne le numéro de la nouvelle usine à Choisy. Honnêtement j'hésite, ils vont me rire au nez. Mais l'accent marseillais est encore dans le pavillon de mon oreille et joue à me moquer "Vas-y, vas-y, zyva". Je ne peux pas résister non plus à tout ce que me suggère soudain, ambigu et fou, sublime et fier, un nom pareil : "Imprimerie Nationale".
Un homme au bout du fil. Impavide : "Allô, oui".
"Bonjour, voilà, je vous appelle et je regrette déjà de vous déranger pour rien."
"Oui ?"
"Oui. J'ai un journal littéraire qui en est à son premier sursis, après rachat de son groupe de presse hébergeur. C'est un mensuel qui fait bien 125 pages, quadri, dos carré collé, couv brillante quadri."
"Oui ?"
"Je n'ai quasiment pas de budget pour ce premier numéro après interruption, sinon celui de quelques généreux donateurs. Il faut imprimer en priorité les exemplaires abonnés et les autres pour le Salon du Livre. Je continue ?"
"Oui ?"
"Le Salon du Livre c'est dans deux semaines. Il faut livrer bien trois jours avant."
"Oui ?"
Il se fiche de moi, ou bien il est sourd. "Je continue ?"
"Oui ?"
Il a installé un répondeur qui déclenche des "Oui ?".
Je réponds pour la forme : "Bon, c'est tout. Alors, hein, c'est impossible, non ?"
"Pas sûr."
"Heu, ça vous paraît réaliste ?"
"Jusque-là, oui."
Au téléphone, ce jour-là, ce garçon qui m'a donné rendez-vous à Choisy, c'était Vincent Dubus.
Un garçon sérieux et presque un dur à cuire dans les premiers temps.
Il a tout réduit, la pagination, le brillant est devenu mat, le dos carré collé s'est agrafé. Il contrôlait et évaluait les coûts, c'était son boulot, et sincèrement c'est un as. Il lui fallait des marges, même petites, et nous étions un tout petit client à faufiler entre deux grandes impressions. Moi il me fallait de la survie.
L'Imprimerie Nationale, ce qu'elle est profondément, ce qu'elle peut, ce qu'elle vaut, tient tout entier dans ce "Pas sûr." qui m'a sauvé quelque chose comme la vie ce jour-là.
A débuté une histoire pas banale de reconnaissance mutuelle avec les gars de l'IN, comme ils disent, comme des amants égarés qui se seraient retrouvés avec des seaux d'encre en guise d'odes et d'élégies. Les gars de l'Imprimerie étaient tous plutôt jeunes, la génération des seniors que j'avais vus dans le XVème avait été laminée par les plans successifs.
Les locaux manquaient d'âme, l'usine était désespérément neuve avec des zones vides mais ils en étaient tous fiers comme Artaban. Comme les gars de l'IN.
Imprimerie Nationale, Choisy-le-Roi
Le chemin, je l'ai fait de nombreuses fois.
On arrivait par le RER, on suivait la voie sablée de chemin de fer et le fil du fleuve, on passait devant le restaurant gargote "A la Marine" - on y mangeait souvent de bon appétit -, on marchait d'un coup à nouveau sur le bitume. Là, on changeait carrément de siècle et l'usine se dessinait devant nous, moderne et opaque.
Parfois Ludovic Berthy venait nous chercher en voiture à la station RER. Ludovic nous raccompagnait toujours. Rien ne lui était impossible, à lui non plus. Il aimait son métier, il dirigeait les hommes comme personne et ne calculait jamais son temps. Il ne frimait pas, même s'il aimait rouler ses mécaniques. Il avait le respect du client, j'adorais l'entendre évoquer les "affaires", ce qu'il augurait et comment ils allaient se démener pour donner satisfaction à tout le monde. Son patron, ses clients. Avec Vincent Dubus, Pierre Barthe qui avait travaillé pour Simon Dulac et faisait le relais dans mon esprit entre les deux Imprimeries, j'avais l'impression de retrouver quelque chose des Compagnons du Tour de France, ces tailleurs de pierre que j'avais approchés un temps à Strasbourg, à la Cathédrale.
A chaque reprise, à chaque numéro, on faisait le tour de l'usine. J'avais insisté pour que toute la rédaction vienne visiter l'usine de Choisy pour voir le journal s'imprimer. On avait été accueillis avec le sérieux, la sobriété élégante et loufoque des gars de l'Imprimerie Nationale. Je me souviens bien de leur ambition pour nous, qui étions parfois si vains.
On regardait ce qui se passait dans les labos, celui des recherches chromatiques. On pénétrait dans la pièce anémiée, un peu étouffante, où arrivaient les dossiers numérisés, dans celle encore, excitante, où se gravaient les plaques de nos journaux. Dans l'usine, les machines chauffaient à bloc. Au centre, il y avait le Fort Knox, l'Imprimerie dans l'Imprimerie. Pour les documents officiels. J'avais dans les jambes une sensation de gymnase. Une belle machine d'imprimerie, une allemande par exemple, ressemble, par ses couleurs et l'impression que produit sur vous son métal, à une imposante Butterfly. Celle, rustique, où vous exercez vos bras, vos épaules, vos tensions intérieures.
La suite est un conte contemporain. Une histoire de fidélité et de compréhension au pays de la presse qui disparaît. Un serment tacite où plus d'une fois, les gars de l'Imprimerie Nationale ont trouvé des solutions, imaginé des plans B, aidé au-delà de leur rôle à ce que l'aventure d'un journal continue.
Ils ne lisaient pas forcément tous les numéros (et quoi encore !), ils étaient la génération d'après les corporatismes, ils roulaient à moto et se moquaient sans cesse les uns des autres, roublards et affûtés. Ce qu'ils aimaient dans le journal, c'était son ouverture d'esprit, son aspect coloré, son odeur, son goût, sa chair.
La Belle Equipe, c'était eux.
Tout ce qu'ils ont fait, je ne peux le raconter ici. Un administrateur judiciaire, entre autres, me dit un jour : "En trente ans de métier, je n'ai jamais vu ça !".
Imprimerie Nationale, Choisy-le-Roi, février 2008 © Alain Bachellier
Je n'étais pas la seule à vivre de telles aventures avec eux. Pour chaque journée portes ouvertes, je me rappelle, les clients étaient là, à se féliciter et à les encenser. De la RATP aux tout nouveaux clients. Les gars de l'Imprimerie Nationale sont lucides et clairvoyants, ils portent une longue histoire sur leurs épaules, on ne peut pas leur barrer la route d'un coup de plume ; je veux encore raconter ceci en guise de témoignage.
J'en suis toujours à ma chronologie, quelques mois après l'ouverture de l'usine, lorsque nous nous sommes rencontrés.
Les gars de l'Imprimerie pensaient tous, à raison semble-t-il, que l'usine de Choisy était un cataplasme, mais que l'on voulait tous les réduire, les contraindre à ne représenter bientôt plus qu'une jambe de bois. Jamais ils n'ont cru les paroles apaisantes de leur direction. Ils répétaient que les contrats "qui marchent" étaient systématiquement refusés.
Eux-mêmes décidèrent alors de démarcher discrètement et trouver des contrats, de forcer si possible leur validation. Ce n'était pas leur métier, qu'importe. Ils se sont retroussé les manches. Les gars de l'Imprimerie Nationale ont le sens des réalités et connaissent le potentiel de leur outil de travail. On peut leur faire confiance. Mais à un endroit où l'autre de la hiérarchie, toujours les initiatives retombaient, toujours les contrats gelaient, toujours les clients se volatilisaient. J'ai eu à leur intention quelques initiatives, non validées. J'ai observé cette politique froide, macabre qui a anéanti tous leurs efforts. Mois après mois, année après année. Les gars de l'Imprimerie Nationale, ils ont encore de la vigueur pour se battre, mais ils sortent, croyez-moi, d'une agonie lente et forcée.
Nous nous sommes revus de temps en temps. Ils m'appelaient, vérifiaient que je m'en sortais, après l'arrêt du groupe de presse, et donc du journal (topolivres). Ludovic Berthy filait dans sa voiture et rentrait chez lui, je sentais sa joie de vivre malgré les difficultés ; Vincent Dubus me téléphonait souvent, racontait les déboires, je l'interrogeais sur ses talents de scénariste et de dessinateur. Où en étaient ses velléités ? Ils cherchaient des solutions, ils ne lâchaient pas prise. L'an dernier à "La Marine", tout était plus triste. Les menaces, le plan social de 2005 avaient réussi à écorner les sourires. Nous étions contents de nous revoir. Tout le monde était là. Mais ils assistaient tous impuissants au coulage de l'IN.
Les gars de l'IN ont établi, depuis des années, la chronique de leur lynchage "soft" par l'Etat et par leur direction. Leur grève n'est pas saisonnière. Leurs doléances ne datent pas d'hier, ni du 21 janvier. Les gars de l'Imprimerie Nationale sont inestimables. Leur volonté de ne pas cesser leur travail doit être entendue à l'aune de ce que raconte d'eux cette histoire vraie.
Je les salue.
Imprimerie Nationale, Choisy-le-Roi, février 2008 © Alain Bachellier
Isabelle Rabineau