Depuis combien de temps n’a-t-il pas mis le pied dehors ? Cette pensée l’étonna. Puis il retomba dans le sommeil. Deux heures plus tard, il émergea à nouveau, une sensation de soif intense le forçant à lever ses paupières lourdes. Où était-il donc ? Il avait du mal à fixer son regard. Pourtant, à force de se concentrer il parvint à trouver des repères qui lui apparurent familiers. Son jean sur une chaise, un tableau sur le mur : chez lui, il était chez lui.
Mais d’où venait alors ce sentiment d’étrangeté et de distance ? Avait-il eu une attaque cérébrale ?
Peu à peu les souvenirs revenaient. Il était déjà là hier, il en était certain, et avant-hier aussi, ainsi que le jour d’avant… En fait, il lui semblait qu’effectivement il n’était pas sorti depuis longtemps. Pourquoi se sentait-il comme malade ?
Son esprit était plus clair maintenant, et il pouvait envisager de se lever afin d’aller chercher un verre pour boire de l’eau.
A ce moment-là, comme il allait s’appuyer sur sa table de chevet parce qu’il se sentait chancelant, il vit posés sur celle-ci un gobelet et une bouteille, ainsi qu’une boîte comprenant des gélules colorées. Une drôle de pensée le traversa, comme une question. Mais il n’arrivait pas à se formuler celle-ci clairement.
L’eau était tiède, mais elle apaisa cependant sa soif intense. Il sentit la tentation de se recoucher mais, au prix d’un énorme effort de volonté, il décida de rester debout, et de réfléchir à ce qu’il allait faire. Son esprit s’éclaircissait, tandis qu’il enfilait maladroitement les vêtements posés au pied du lit. Une fois habillé, il se regarda dans le miroir en pied derrière la porte. Il y vit un grand type, les cheveux hirsutes, et mal rasé, plutôt bedonnant, qui le regardait avec une certaine hébétude. C’était lui ? Non seulement il ne reconnaissait pas cette image dans le miroir, mais, de plus, il se sentait tellement étranger à lui-même que cela ne l’étonnait pas.
La faim le conduisit vers la cuisine où il refit des gestes routiniers, tels que préparer le café et faire chauffer des croissants préemballés. Un souvenir de bonne odeur de petit déjeuner le réveilla un peu plus, lui apportant des images anciennes d’une vie avec une femme, sa femme, et des enfants petits, ses enfants… Où étaient-ils ? Il lui semblait qu’il y avait un avant (le parfum du café, sa femme, ses deux enfants) et un après (ici, le sommeil, la solitude). Mais entre les deux ?
La dépression. L’effroi. Il se souvenait maintenant. Le harcèlement, le surmenage. L’impossibilité de parler, et de s’en sortir. L’envie d’en finir. Les somnifères et l’alcool. Il était sûr de son coup, personne ne rentrerait avant le soir. Mais le facteur avait sonné, il l’avait su après, à l’hôpital.
Ses idées étaient maintenant à peu prés claires. Il se souvenait de tout, ou presque.
Il se rappelait avoir été attaché, à l’hôpital, il ne savait pas pourquoi. Il voulait juste mourir, il ne voulait embêter personne. Pourquoi est-ce qu’on l’avait laissé seul dans une pièce sans autre meuble qu’un lit fixé au sol ? Sans livres, lui qui en avait lu tant ? Sans rencontres, alors que son militantisme l’avait mis au centre d’un réseau de solides amitiés ?
Alors, il s’était mis en colère.
Et après, cela avait été pire. Il s’était enfoncé dans un monde de brumes, où tout était lourd et où il se sentait absolument seul. On lui disait qu’il allait mieux, parce qu’il ne parlait plus de mourir et qu’il n’était plus agressif. Lui, il aurait voulu voir sa femme et ses enfants, mais on lui disait toujours que c’était trop tôt, qu’il ne fallait pas les traumatiser. C’est vrai que quand il avait revu sa compagne, celle-ci avait mal caché une panique qui agrandissait son regard. Lui-même se sentait loin, gauche, il n’arrivait pas à ressentir qu’ils étaient liés par de l’amour, tous les deux, et par ces enfants qu’ils avaient tellement voulus.
Donc, les visites de sa femme s’étaient espacées, et il ne le regrettait pas. Un jour il sortirait, s’était-il dit, il redeviendrait lui-même, et la vie reprendrait…
“Dring !”
En traînant les pieds, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
Il reconnut tout de suite la jeune femme plein d’entrain qui s’engouffra dans l’entrée sans attendre son invitation :
“Ah, je vois que ça va mieux, aujourd’hui ! On s’est habillé, c’est bien ! C’est pour moi ?”
Un regard rieur accompagnait la question, mais l’infirmière n’attendit pas pour savoir s’il lui répondait : elle se déplaça rapidement dans l’appartement et atteignit la chambre.
“Mais cela ne va pas du tout, s’exclama-t-elle !” et tout d’un coup, il se rendit compte de sa faute et se sentit tout penaud “Vous n’avez pas pris vos médicaments ! vous savez qu’il suffit d’une seule prise manquée pour que je sois obligée d’en informer le préfet…”.
“Mais pourquoi, réussit-il à dire, malgré sa diction empêtrée, pourquoi, puisque je vais mieux depuis plusieurs mois ? Je ne comprends pas…”
Elle lui parla lentement, comme on explique une évidence à un enfant :
“Vous allez mieux parce que vous prenez vos médicaments : vous avez été dépressif, mais aussi agressif et dangereux. C’est grâce au traitement que l’on vous a laissé sortir, sinon, vous seriez toujours à l’hôpital…Allez, pas d’enfantillage, et comme il est trois heures de l’après-midi, il faut prendre les deux prises de ce matin en même temps : il vaut mieux que vous vous recouchiez, sinon, vous pourriez avoir des chutes de tension.”
Il leva la main, pour tenter de l’arrêter : elle parlait si facilement que c’était une souffrance pour lui de sentir les freins qui alourdissaient ses propres pensées et ses propres mots. Et il savait qu’elle avait si peu de temps à lui consacrer !
“Je veux vous parler… Je ne peux plus vivre comme ça, je n’ai plus ma femme, plus de famille, je ne travaille pas…”. C’était un énorme effort de ne pas se laisser engluer dans la masse poisseuse qui lui suggérait de laisser faire et de se taire. Mais il avait encore tellement à dire. Il avait toujours été combattif, et il voulait la convaincre qu’il pourrait allait réellement mieux s’il pouvait se retrouver lui-même, avec sa pensée alerte d’avant, ses envies d’homme…
“Allons, allons !” Elle regardait déjà ailleurs “Il ne faut pas voir les choses comme ça : beaucoup de personnes aimeraient être à votre place, dans ce joli appartement, sans soucis, avec une gentille infirmière qui vient s’occuper de vous deux fois par semaine !”
Il détestait son humour, depuis le début. Il la détestait ! Une sourde colère montait en lui. Mêlée à du désespoir.
C’est le désespoir qui prit le dessus et il décida de calmer la colère, car celle-ci l’aurait ramené illico à l’hôpital, où il n’aurait plus aucune possibilité de mettre son projet à exécution.
Il lui sourit : “Vous avez raison, je vais me recoucher tout de suite…”.
Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou des faits réels n’est que pure coïncidence
NB : ce texte a déjà paru dans l’édition « Fictions futures »
Liliane Baie http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/120811/le-consentement-fictionFiled under: Textes de fiction