C’était à Fenouillet, banlieue de Toulouse, dans le pavillon des Lempereur.
Romain, cinq ans, aussi féru d’histoire ancienne que d’animaux exotiques, reprochait souvent à son père de ne pas l’avoir fait naître légionnaire sous César ou phacochère au Kenya. Chaque soir, pour se faire pardonner, le père -« juste une petite page avant de s’endormir »- devait lui lire le siège d’Alésia, les articles « tigre » et « girafe » du Larousse en dix volumes, ou le franchissement des Alpes par Hannibal, son récit préféré car on y voit des éléphants partager la vedette avec un général borgne. Au reste, si le récit historique venait à manquer d’animaux, le père, chef-soigneur au zoo de Portet, en rajoutait à volonté -un lion pertubant la formation de la tortue sous les murs d’Avaricum, un dauphin à la barre d’une trirème dans le détroit de Messine, etc. L’essentiel pour le papa, à neuf heures du soir, était moins la rigueur scientifique que l’entier contentement du rejeton. Monsieur Lempereur guettait du coin de l’œil le premier fléchissement des paupières pour partir à pas de loup rejoindre la maman devant le poste de télévision ou assurer au zoo une inspection de nuit. Mais le petit, aussi difficile à tromper qu’une oie du Capitole, rappelait papa à son devoir par un « Encore ! » sans réplique.
Un soir pourtant le sommeil eut raison du petit Romain, tandis que son père, après le rembarquement pathétique d’Hannibal, abordait l’offensive de Scipion en Afrique. La nuit fut douce. L’enfant rêva qu’il capturait une autruche sur la roche tarpéienne, l’enfourchait très bien sans escabeau, et, sous la menace de lui serrer le kiki, la persuadait de le conduire sans délai jusqu’à Trasimène entendre « le piétinement sourd des légions en marche ».
Réveillé par une rumeur confuse montant de la cour, il se leva, gagna la fenêtre, souleva le rideau. C’était à n’y pas croire. Son père, par la porte du garage, faisait entrer en colonne serrée dans la cour toute la faune du zoo de Portet-sur-Garonne. Monsieur Lempereur aperçut le fiston à la fenêtre et lui fit son petit signe de menton gentil, qui voulait dire : « Hein qu’il t’aime, ton papa ! Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour ton plaisir ? » Les bêtes se pressaient dans cette nouvelle arche sans eau ni colère divine, sous la fenêtre d’un patriarche imberbe aimant les roudoudous. Une marmotte écoutait avec bienveillance un boa se plaindre d’une douleur vertébrale au niveau du vingt-cinquiéme anneau ; elle-même avait un problème d’incisive : on ne rajeunissait pas ! Un léopard, lassé des taches, demandait à un zèbre l’adresse de son tapissier. Une otarie applaudissait comme à Pinder aux jacqueries d’un toucan fort en bec qui délaissa le perchoir d’un buffle pour celui plus noble d’une girafe. Un pélican proposait à un barracuda, trop à l’étroit dans le seau à sable, le moelleux de son bec en hamac, jurant ses grands dieux qu’il se retiendrait d’avaler.
Et voilà que dans ce tumulte de poil, de plume et d’écaille, papa s’avança soudain en Cornélius Scipion sur le tricycle. Il mit un brin d’ordre dans les troupes, proclama que le sort de Rome dépendait plus que jamais de la discipline collective jointe au sens de l’initiative personnelle. Puis il s’en fut rencontrer le Carthaginois sous la tonnelle, juste à côté du barbecue. La palabre traînait en longueur. Les bêtes s’impatientaient. On les avait tirées du zoo pour ça ! Le pélican sentit l’urgence de hâter la Fortune. Dans le conflit, il penchait pour Rome, parce qu’il comptait parmi ses ascendants un aïeul bienvenu à la cour de Numa. L’intrépide oiseau, avec l’accord de son barracuda, décolla du fil à linge et d’un beau vol piqué s’en vint larguer son poisson redoutable sur Hannibal Barca, comme un V2 sa bombe sur Trafalgar Square. Le vaillant général borgne y perdit encore le nez (ce que Tite-Live ne dit pas par souci de la bienséance). Le Carthaginois prit l’incident pour une traîtrise de l’Africain : la bataille était inévitable. Toute l’armée des bêtes sortit de la cour en grande cacophonie, partagée entre le désir de gloire et l’effroi d’en découdre. Papa fermait la marche, se retourna, regardait vers la fenêtre ; l’enfant fit signe de la main ; le père s’éloignait à reculons en envoyant des baisers, puis disparut.
Au matin, maman entra dans la chambre à petit bruit. Elle n’apportait pas le chocolat-croissant des jours sans école. Elle s’assit sur le bord du lit, caressa les cheveux de l’enfant, prit sa main dans la sienne, lui dit qu’il fallait être courageux , que papa n’aimerait pas le voir pleurer ; et le petit Romain Lempereur, cinq ans, cherchait au cercle de la lampe quel oiseau de malheur venait d’entrer dans son ciel.
Autrement : Au matin, maman entra porteuse du chocolat et du croissant selon le rite des jours sans école. « As-tu bien dormi, poussin, avec tout ce tapage aux petites heures ? Tu n’as rien entendu ? Juste après le départ de papa : bataille de chats, conférence de merles, fracas de chiens éboueurs, je n’ai pas pu refermer l’œil. » Elle s’assit sur le bord du lit, caressa les cheveux du petit garçon. « Que ferons-nous aujourd’hui, canard ? Ton père vient de m’apprendre au téléphone qu’il y a deux naissances chez les fauves. » Deux naissances chez les fauves… Les yeux rivés au cercle doré de la lampe où monte la fumée du bol jusqu’au plafond, le petit Romain Lempereur, cinq ans, cherche le nom des oiseaux de bonheur entrant dans son ciel d’aujourd’hui.
Arion