On va faire comme on a dit. On va laisser la nuit mourir, on va se recoucher l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, nos deux corps aussi proches que nos esprits seront lointains. On va s’allonger à deux extrémités, on va se tourner le dos, belle image, on va s’ignorer superbement, toi superbe, moi je mens, on va fermer les yeux et faire comme si rien ne s’était passé. Pas encore. On va habiter une dernière fois ces draps ensemble, ceux qui ont vu naître notre amour, nos enfants, nos disputes et notre dénouement. On va peut-être rêver, qui sait, à la suite, au passé, ou alors on ne rêvera pas, ce sera du noir, le noir complet, on laissera filer ces dernières heures communes dans un soupir, une respiration, un ronflement. Pardonne-moi, une dernière fois, pour mes ronflements.
Demain on se lèvera, moi d’abord, toi ensuite. Je prendrai ma douche quand tu prendras ton petit-déjeuner, tu prendras la tienne quand je prendrai la porte. Pas bonjour, pas au revoir, certainement pas une bonne journée. On travaillera, chacun de notre côté, chacun à une extrémité, encore, un bout de Paris contre un autre, une rive différente. Tu termineras plus tôt en ayant commencé plus tard, tu seras allée chercher les enfants, peut-être le pain, aussi, par habitude plus que par envie, tu n’auras pas réfléchi. Les enfants feront leurs devoirs pendant que tu prépareras le dîner, quelque chose de bon, certainement, par envie plus que par habitude. Tu voudras me montrer ce que je perds, alors que c’est toi qui fuis, tu me feras saliver d’une écume amère, j’aurai l’impression de faire une erreur, encore une, te diras-tu. Je rentrerai un peu plus tard que d’habitude, les enfants croiront que le travail m’a retenu, toi que je n’ose pas nous affronter, alors qu’en réalité j’aurai juste pris le temps de réserver une chambre, quelque part, un hôtel luxueux pour me convaincre que cette nouvelle vie ne sera pas pire que l’ancienne. Au contraire. Je poserai mon manteau en faisant attention aux détails, les patères de l’entrée couvertes de manteaux, les chaussures ôtées à la va-vite, la latte qui joue dans le parquet depuis des années. Tu voudras me voir avant que les enfants ne descendent, tu ne seras pas assez rapide, ils me sauteront au cou avant que tu ne puisses prétendre m’avoir vu. Alors tu te fendras d’un pseudo sourire, tu me diras bonsoir, peut-être m’appelleras-tu chéri, si tu es vicieuse, si tu veux me faire mal, je t’embrasserai sur la joue parce que je suis vicieux, parce qu’on se fait déjà mal, et le silence qui suivra dira toutes les blessures de nos coeurs à vif.
Les enfants iront dans la salle à manger, tu attendras que je dise quelque chose, je ne le ferai pas, tu me supplieras des yeux, j’éviterai ton regard, tu me tueras, assassinat rétinien, avant de suggérer aux enfants d’aller dans le salon. Ils ne comprendront pas. Bien sûr qu’ils ne comprendront pas ; moi non plus, je n’aurai pas compris comment nous en sommes arrivés là. Ils penseront à un jeu, à une soirée particulière, ils n’imagineront pas à quel point, ils attendront patiemment, sourire aux lèvres, ils verront nos mines défaites, notre air contrit, la distance entre nous deux, ils penseront avoir fait une bêtise, ils commenceront à s’excuser avant même de savoir de quoi nous allons leur parler. Tu leur souriras, tes yeux seront perlés de larmes, je t’en voudrai pour ça, je t’en voudrai de ne pas en avoir rien à foutre. Tu ne sauras pas comment commencer, tu diras les enfants, et tu laisseras ta phrase en suspens. Tu te tourneras vers moi, tu auras l’air vulnérable, tu auras l’air conne, tu l’auras mérité. Mais tu seras belle, tu l’as toujours été, alors je prendrai le relais. J’endosserai mon rôle de papa, mon rôle de mari, pour la dernière fois, mon rôle de méchant, pour la première fois. Je leur dirai qu’on a réfléchi en sachant qu’on ne l’a pas fait, je leur dirai que ce sera pour le mieux sans y croire un instant. Je leur expliquerai que papa et maman vont se séparer, que papa va aller vivre ailleurs, je leur dirai de ne pas s’inquiéter alors qu’il sera déjà trop tard, je leur dirai qu’ils ne sont pas responsables et ils n’y croiront pas. Pour la première fois depuis longtemps, pour la dernière fois avant longtemps, tu te battras à mes côtés, tu opineras du chef à chacune de mes paroles, tu acquiesceras à mes mots qui se voudront rassurants, aux lacérations que j’infligerai à notre famille. Tu seras la complice inconsciente d’un meurtre en direct, celui de notre vie, ensemble, celui de l’espoir de nos enfants, leur sérénité, leur innocence, leur bien-être. Tu chercheras de ta main la mienne, le contact de nos paumes te fera frissonner, on se dégoûtera de jouer cette comédie, d’infliger cette mascarade à ceux qui n’ont rien demandé. Et lorsqu’enfin on fera silence, ce sera pour laisser à leurs larmes l’opportunité de déverser ce vacarme lancinant que ni toi, ni moi n’oublierons jamais.
Ils voudront savoir pourquoi, comment, quand. Ils nous demanderont des comptes, ils en auront le droit. Ils chercheront, à leur âge, à percer le mystère de l’amour et la fin de l’amour. On ne saura pas quoi leur dire. On se répètera, on confirmera qu’il s’agit de la bonne solution, qu’il n’y a pas d’autre choix. Ce sera le premier de la longue liste des mensonges qui suivront. On leur demandera de nous excuser, on n’aura pas été assez forts, on n’aura pas fait mieux que tant d’autres. On ne leur dira pas, mais on pensera en même temps, à la même seconde, à quel point on y croyait, à l’époque. Comme on s’était juré de ne jamais, jamais se retrouver dans cette situation, dans ce putain de salon, sur ce putain de canapé. Le silence qui suivra nous fera mal, trop mal, j’étoufferai. Je me lèverai en tentant de sourire, je lâcherai ta main en comprenant que jamais plus je ne la reprendrai. Je prendrai quelques affaires honteusement, comme si tout ceci était ma faute, comme si j’avais fait quelque chose de mal. Mais je n’aurai rien fait de mal. Ce serait trop simple. Tu resteras avec eux, tu te constitueras une carapace de leurs lamentations, tu ancreras dans ton coeur, entre deux battements, cette image odieuse, celle où tu auras encaissé pour deux pendant que ton connard de mari, et plus tard ex-mari, quand tu te plaindras de ce que tu as vécu, t’aura laissée seule, au supplice, pendant qu’il faisait ses bagages. Tu te convaincras d’être la victime et moi le bourreau, tu occulteras mes larmes au premier étage, ma vue trouble alors que je jetterai au hasard quelques lambeaux de vie dans un sac en nylon. Chaque mot, chaque papa qu’ils prononceront te touchera au coeur, ils crieront pour ne pas perdre pied, tu auras envie de crier avec eux, tu ne le feras pas.
Sur le pas de la porte, les visages rougis, les yeux noyés, je les serrerai dans mes bras comme si je les voyais pour la dernière fois, ils penseront sûrement ainsi, incapables de comprendre que si tout ceci sera assurément une fin, ça ne sera pas la fin. Tu m’accorderas un simple hochement de tête, je le prendrai pour une dernière pichenette alors que probablement, dans ta tête, tu auras réalisé à ce moment-là que ça n’aura servi à rien de préparer le dîner. Encore moins un dîner qui sentira si bon. Ce sera l’affront de trop : tu auras pris la bonne décision, et ce non événement te le confirmera. De notre séparation, plus que l’échec, le sel aux yeux et cette sensation poisseuse au corps, restera bien des années après cette ultime image : un dîner foutu, et un gigot à vingt-huit euros froid.
Peut-être que dans quelques temps, quand les plaies seront pansées, quand nous pourrons nous voir sans nous en vouloir, quand les enfants auront grandi, on repensera alors à ce moment et on s’octroiera un bon point, un seul, pour ne pas admettre avoir été ce jour-là totalement lamentables. Pour se rassurer, en tant que parents, en tant qu’êtres humains, pour se convaincre de ne pas avoir été les monstres que, bien sûr, on aura été : on aura fait comme on avait dit. Et peut-être se sentira-t-on mieux, ainsi.