Si vous aimez que les choses les plus simples de la vie prennent des couleurs et qu'elles parlent à vos sens par la magie des mots, alors
il faut que vous lisiez le dernier livre de Philippe Delerm, Le trottoir au soleil, publié chez Gallimard ici.
Quand les peintres utilisent leur palette pour reproduire sur leurs toiles les choses de la vie, il convient d'appeler ces dernières par le nom de scènes de
genre, qui n'ont de valeur dans leur simplicité que par le regard qu'ils leur portent et la forme qu'ils leur donnent.
Quand des écrivains se livrent à cet exercice je ne vois pas d'autre expression à employer que les choses de la vie pour en rendre compte, qui est aussi le titre d'un roman de Paul Guimard porté à l'écran par Claude Sautet.
On n'imagine pas ce que la vie de tous les jours peut avoir d'exceptionnel pour peu qu'on l'observe avec bonheur et
qu'on sache traduire cette observation en des mots ou des images qui en rendent véritablement compte dans les plus petits détails qui ont leur importance.
Les textes de Philippe Delerm sont courts et les mots sont tous à leur place. L'auteur n'emploie pas de figures de style pour épater le lecteur. Le style paraît tout simple.
Il semble couler de source. C'est justement à cela que l'on reconnaît une très grande maîtrise d'écriture. Car il n'est pas donné à tout le monde d'écrire naturel.
Les textes de ce livre sont encore plus courts que ne le seraient ceux d'un recueil de nouvelles. Ils suscitent tout de suite l'attention du lecteur et celui-ci n'a envie de se
laisser distraire que par la saveur des images rendues par les mots. Cela permet au lecteur de faire des pauses et de laisser libre cours à sa fantaisie imaginative.
Bien sûr chacun trouvera surtout son bonheur là où les choses de la vie le touchent au plus près. C'est ainsi qu'ayant franchi le cap des soixante ans avec quelques mois de
retard sur l'auteur, je n'ai pu qu'être sensible à ce passage, dont il faudrait, pour bien faire, citer tout le contexte :
"A soixante ans on a franchi depuis longtemps le solstice d'été. Il y aura encore de jolis soirs,
des amis, des enfances, des choses à espérer. Mais c'est ainsi : on est sûr d'avoir franchi le solstice."
Comme nous ne sommes pas des anges et que notre nature humaine fait de nous, dans le même temps, autre chose que des bêtes, nous ne nous contentons pas ressentir
mais nous réfléchissons aussi au sens des mots qui viennent en renfort de nos émois :
"Mouiller c'est agir et s'abandonner. C'est actif et passif, un verbe singulier pour une action
unique, dans un temps différent. Pour ce seul mystère, ce seul cadeau femelle, on renonce à la paix de devenir séraphin."
Dans le même registre :
"Toujours, l'émoi suscité est inversement proportionnel à la surface dénudée."
Ce qui, immanquablement, me fait souvenir du Nu vêtu et dévêtu de Jacques
Laurent...
L'auteur, professeur de lettres, aime lire. Pourtant il lui arrive, après avoir pris le vaporetto pour Burano et mangé des cerises noires, de se donner du répit sur un banc d'une
esplanade, dans la chaleur du plein été, sans souci de l'heure du retour :
"Pas de livre en cours, et, je me le suis promis, pour quelques jours au moins pas même de vague idée de livre à commencer. Je le sens, je le touche ici, allongé sur
mon banc, dans cette absence d'heure : c'est ça l'été, et les vacances devraient être toujours ainsi - une bulle d'éternité tranquille avant une sieste possible."
J'aime aussi ce passage où Philippe Delerm compare le fauteuil au lit quand on est bien fatigué :
"Dans un lit, le corps s'oublie, s'efface, s'engloutit. Dans le fauteuil, c'est bien plus ambigu : on veut tout relâcher sans se déprendre. On ne s'abolit pas. On
éprouve sans cesse, on habite les formes. Le bien-être n'est pas fuite, il apprivoise le présent."
Comme dans un recueil de nouvelles, ce recueil de textes emprunte son titre à celui de l'un d'entre eux qui commence ainsi :
"- On traverse ?
- Pourquoi ?
- Pour prendre le trottoir au soleil.
Il faisait bon dans l'ombre, on ne cherche pas la chaleur. Un vrai soir d'été."
Une fois le livre terminé, on a envie de le reprendre, de relire des passages, de rêver un peu, de poétiser à partir du réel. Et cette fois je pense à Georges Haldas qui disait à
propos des petites choses :
"[Elles] sont vécues par tous, c'est à partir d'elles qu'on fait son chemin vers les grandes. Si l'on saute cette étape on a l'air de faire l'abstraction du
quotidien alors que tout y est inscrit."
Francis Richard