Jean Guitton 1901-1999
Jean Guitton est certainement un philosophe chrétien (catholique) de première envergure. Malheureusement, il n’eût pas de successeur notable, les générations subséquentes de philosophes français ayant à peu près tous le parti pris de l’athéisme et de la «déconstruction» de la métaphysique.Car, de la métaphysique, Guitton s’en réclame. Il lui apparaît, en effet, suivant en cela Les principes de la philosophie de Descartes, que
…l’homme a toujours besoin d’un minimum de cohérence en sa pensée et en sa vie; or ce besoin ne peut être satisfait que par l’accord de ses pensées et de ses actions avec certaines données, règles ou valeurs tenues pour fondamentales et appelées pour cette raison principes; l’homme a donc toujours besoin de principes pour penser et agir – et il en est ainsi, même s’il ne s’en rend pas compte…(1)
Au fond, la démarche métaphysique visant l’établissement de ce que l’on appelle depuis Aristote, les «vérités premières», débute par… le doute. Que l’homme doute, c’est un fait avéré, en effet, que personne ne songe à contester et admet volontiers. Tout découle, selon Guitton, de cette vérité première : le «je doute». Que s’ensuit-il? Quelles vérités découle-t-il de là?
D’abord, il faut admettre que le doute implique logiquement la vérité. Si je doute, en effet, c’est que je ne possède pas la vérité (ni la fausseté). Je la présuppose cependant. Lorsque je doute, en effet, j’admets implicitement qu’une pensée est soit vraie soit fausse; j'admets donc le principe que les logiciens appellent «principe de bivalence». Donc, même si je ne possède pas la vérité, puisque je doute, je l’invoque du moins par le fait même qu’il soit vrai que je doute, et que j’aspire à la vérité et non pas à la fausseté.
Guitton dérive donc la vérité du doute – ce qui, de prime abord, paraît paradoxal. On ne doute, en effet, qu’étant donnée la vérité. Ce que Guitton appelle par ailleurs un «Absolu». Or, cet Absolu, pour Guitton, comme il en est pour toute pensée cohérente, n’est nul autre que Dieu. Dubito, ergo Deus est.(2) Donc, du fait que je doute – que tout homme doute -, il s’ensuite que Dieu existe! Guitton écrit :
Je commence par être plus ou moins sceptique, comme tout le monde. Puis, je comprends que ça ne tient pas, et qu’il y a des vérités, notamment le je pense, je suis, je vis, et les mathématiques, et la biologie, etc. S’il y a des vérités fondées, il y a un critère absolu et un fondement radical de ces vérités. Il y a donc une Vérité première et absolue. Être un esprit, c’est vivre au sein de cette Vérité, sous la lumière de cette Vérité, dans une vie qui est un mouvement perpétuel vers cette Vérité. Mais ce qui n’est pas vrai n’est pas. La vérité est l’être véritable. Donc cette Vérité première est l’Être même. Et elle est éternelle. Tout cela est évident.(3)
Il n’y rien de paradoxal à être sceptique et affirmer l’existence de Dieu si l’on tient compte des précisions précédentes à l’effet que le doute implique ou présuppose l’admission implicite de la vérité. Encore une fois, lorsque je doute, je ne doute pas qu’il soit vrai que je doute ni que la vérité existe mais qu’elle m’échappe, certes, mais y aspire néanmoins. Loin d’être stérile et paralysant, le doute m’engage donc au contraire à me détourner du doute et à me mettre en marche en direction de la vérité.
Diderot, ce bon sceptique des Lumières, écrivait : «On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve.»(4) L’énoncé de Diderot est un attrape-nigaud. En effet, si je reconnais comme Diderot que j’ai le devoir de chercher la vérité, je la tiens du fait même que je la cherche puisque je la présuppose.
Pour ma part, tout en admettant avec Guitton la vérité première suivant laquelle la Vérité existe, qu’elle est une et éternelle, absolue et que Dieu est cette Vérité, il n’y a qu’un pas pour comprendre la nature véritable de la foi qui est parfaitement raisonnable. Je m’explique.
Si nous sommes tous dans le doute par le fait que nos capacités intellectuelles soient faibles, nous sommes par le fait du doute, que je qualifierai pour ma part de positif – au sens où le doute n’a rien de stérile et de paralysant comme le veut trop souvent le préjugé à l’égard du doute au sens négatif – dirigé vers la Vérité. Donc, il est parfaitement raisonnable que celui qui doute au sens positif du terme ait foi - en la Vérité. C’est d’ailleurs le sens de la fameuse formule de saint Anselme, croire pour mieux comprendre (fides quaerens intellectum). En effet, douter m’oblige à chercher la vérité. J’aspire ardemment à elle. Pourquoi? Parce que je l’aime. La foi est donc, dans son essence, un acte d’amour pour la Vérité, c’est-à-dire pour Dieu.
Loin d’être opposée à la raison, comme on le fait traditionnellement, la foi est l’expression même de la raison, comme nous venons de le voir. En fait, la foi est tenue comme une des trois vertus théologales. La foi constitue en effet un acte de confiance en la raison humaine capable de connaître la vérité. Avoir la foi, c’est donc être parfaitement rationnel._________________
(1) Henri Hube, Entretiens posthumes avec Jean Guitton, Presses de la Renaissance, Paris, 2004, p. 35-36.
(2) Jean Guitton, Mon testament philosophique, Press Pocket, Paris, p. 49.(3) Ibid., p. 46.(4) Denis Diderot, Pensées philosophiques #XXIX.