Sur la Correspondance Gide-Martin du Gard

Par Blogegide

 L'Evènement, n°26, mars 1968


Douzeans après sa psychobiographie consacrée à Gide, Jean Delay faisaitparaître la Correspondance André Gide – Roger Martin duGard* (Gallimard, 1968, 2 vol.).L'évènement**, dans son numéro 26 de mars 1968,consacrait 10 pages à annoncer...l'évènement. Le dossier se composait alors de l'article de StéphaneFabert donné ci-dessous, d'encarts citant « l'opinion »de Sartre, Roy, Giovoni, Magny, Gide et Mauriac sur les deux hommes,de lettres tirées de leur Correspondance et de deux inédits.Inédits sur lesquels nous reviendrons...
 
« Martin du Gardet Gidel'art et la sincérité
La correspondance entre Gide etMartin du Gard que va publier Gallimard, avec une présentation deJean Delay, s'étale sur près de quarante ans : 1913, 1951. Les deuxauteurs sont aussi des témoins embarqués dans l' histoire, deuxacteurs.
LES recueils de lettres effraient :sont-ils réservés aux chercheurs et aux dénicheurs d'anecdotes ?Il faut passer sur les débats littéraires oubliés, les nomspropres — souvent inconnus — les rhumes, les déplacementssaisonniers, les changements de paysages, cette part obligatoirementfaite au quotidien, et qui garantit l'authenticité de toutecorrespondance.Les lettres de Gide et de Martin duGard sont un curieux mélange d'art et de sincérité. Leur principalintérêt est de montrer qu'œuvre et vie sont indissociables, et quel'une n'explique pas l'autre, ou réciproquement.S'il est absurde de présenter Gide etMartin du Gard, il l'est peut-être moins de préciser quelque peuleurs rapports. Tous deux personnages publics, ils ont connu leshonneurs suprêmes de la « carrière ». Ils ne les ontpas vécus de la même manière. Gide a fait incontestablement figurede monstre sacré, de référence absolue. Ce n'est pas le cas deMartin du Gard : il refuse « la légendeabsurde du bénédictin laborieux murédans sa tâche quotidienne », mais, s'il fait partie de lasociété littéraire et de la Société tout court, il s'esttoujours aménagé une zone de silence, il a recherché l'abri desmurs, de la campagne, des pensions de province.

André Gide et Roger Martin du Gard, Pontigny 1923

Deux grands bourgeois aisés : làaussi, il faut distinguer. Gide n'eut d'autre préoccupation quecelle de gérer des biens et il se consacra, sans souci, à lapassion d'écrire, de voyager, de sentir et d'analyser. Martin duGard connaîtra des jours difficiles et certaines lettres nousétonnent, qui décrivent son émoi d'être un bourgeois sans argent,un propriétaire sans biens, un capitaliste sans capital : « Etne perdez pas de vue l'absurdité de ma situation ! Je suisco-propriétaire d'une maison de rapport, avenue de Villiers,co-propriétaire d'un immeuble, rue du Dragon, dont nous n'avons quela nue-propriété ». Et plus loin : « Allez expliquer çaau prolétaire conscient pour qui je suis un heureux capitaliste !Jamais il n'admettra qu'à l'heure actuelle être propriétaire dequoi que ce soit est une charge sans profit ! Et qu'on est riche quesi l'on ne possède rien ! » (lettre à Gide).
Deux amis : Gide parle dans son Journalde leur « entente profonde », de son « incomparableami dont la seule présence le rattache à la vie ». « Toutest fichu si nous n'osons plus être, l'un vis-à-vis de l'autrenaturels, et si notre amitié doit exiger des soins de plante rare »,écrit-il en réponse à Martin du Gard qui craignait que « sonexcessive franchise atteigne leur amitié dans son rayonnement qui neva pas sans libre jeu de franchise et même un certain manqued'égards ». Deux compagnons de métier enfin : d'uncôté, le « Corneille du roman bourgeois », comme le définitClaude Roy, plongé dans son œuvre comme un moine en religion,perfectionniste, janséniste de l'écriture, refusant toutecomplaisance, gommant les effets pour parvenir à cette perfectionneutre, à ces mots qui coulent de source, privilèges d'un travailécrasant ; de l'autre, Gide, un homme à périodes : période desrécits, période des voyages, période du roman et de sa longuegenèse. Mais toujours l'écriture : il médite, il reprend, ilpolit, il tempère — « seul l'art m'agrée, parti del'inquiétude, qui tend à la sérénité »***. Cette sérénitédu cœur, c'est la plume qui la gagne.
Gide et Martin du Gard : dirons-nousque l'Edouard des Faux Monnayeurs dialogue avec Jean Barois ?Les figerons-nous en esthète et scientiste ? Il faut préciser lesrapports de l'homme et de l'œuvre.« Quand on est ainsi divisé, commentveux-tu qu'on soit sincère », s'exclame Armand Vedel dans lesFaux-Monnayeurs. La vie et l'œuvre de Gide peuvent se définircomme une lutte contre soi-même et le monde pour la conquête de lasincérité. Après une enfance marquée, nous dit-il, par des crisesnerveuses et la « difficulté d'être », vient unepremière libération. « II faut sentir le plus possible » :refus de la famille et du puritanisme, exaltation des sensations,prodigalité. Mais aussi la nécessité de l'analyse. Survient une crise puisla deuxième libération, la recherche d'une morale qui sera en mêmetemps une esthétique, une ironie, un doute, une disponibilitéconçus comme les critères absolus. L'œuvre de Gide se confond dèslors avec sa vie. La Porte étroite est un tableau desdéboires du mysticisme. La Symphonie pastorale est unecondamnation de l'hypocrisie, L'Immoraliste est une mise endoute de l'individualisme.
Mais le mensonge, l'hypocrisie, lesrègles imposées du dehors ont leurs sources dans la société etdans le colonialisme que Gicle va dénoncer. Abandonnant sesmanuscrits pour les documents et les statistiques, Gide intervientpubliquement, suscite des débats, se démène à tous vents etsupporte les campagnes calomnieuses. Il retrouve le « mysticisme »dans la Russie de Staline pour laquelle il éprouvait, à la grandecrainte de certains de ses amis, une sympathie pleine d'espoir.L'ordre stalinien lui apparaît comme une Eglise avec ses dogmes etses grands prêtres, ses confessions et son inquisition. Il écriraRetour d'U.R.S.S. suivi des Retouches
Le doute est pour Gide, un moyen devérification ; il est une fin en soi pour Martin du Gard, « Laméfiance universelle » est partout dans une œuvre et une viequ'il nous invite à confondre. A propos du projet des Thibault,il écrivait : « Un tel sujet m'offrait l'occasion d'unfructueux dédoublement, j'y voyais la possibilité d'exprimersimultanément deux tendances contradictoires de ma nature :l'instinct d'indépendance, d'évasion, de révolte, le refus de tousles conformismes et cet instinct d'ordre, de mesure, ce refus desextrêmes que je dois à mon hérédité » (Souvenirs).
Chez Martin du Gard le tâtonnement del'esprit dans la vie, le refus des positions tranchées correspondentau tâtonnement de l'écriture, au refus des effets de style, auxscrupules sur le choix des termes, sur le parti à prendre, laperpétuelle description du pour et du contre. Ni emphase, ni cri, laparole est le produit d'une longue méditation, d'un recul qui engarantit l'honnêteté. De la crainte du fanatisme résultescepticisme, solitude et angoisse. Si Gide s'ouvre au monde pouranalyser ensuite, Martin du Gard est fondamentalement sur lequi-vive. 
Dans le dialogue des deux hommes, lethème de la religion sous-tend tout une démarche. Pour Martin duGard l'athéisme est paradoxalement un cadeau du ciel : il ne le metjamais en doute, la moindre trace de religiosité lui estinsupportable. Entend-il parler de conversion ? « Tout ça estatrocement pénible. Je voudrais pouvoir m'en détourner. Mais je nepuis. Cela réveille en moi des cendres qui refroidissaient mal, desecrètes rancunes. Ça me touche de trop près pour qu'on puisse medemander d'être tolérant ». L'athéisme est le fondement del'attitude de Martin du Gard, la condition même du métier d'homme :« Grandeur de l'homme sans Dieu ». La croyance en un Dieugendarme lui parait la plus méprisable des échappatoires, le plusfacile moyen d'esquiver ce cheminement humain dans l'obscurité.Cette croyance conduit au fanatisme, à l'instauration d'unedictature, à la soumission de la raison, à l'affiliation aux dogmeset aux liturgies.
Si Martin du Gard a posé l'athéismecomme un postulat nécessaire, Gide l'a conquis de haute lutte. Etc'est là, nous dit Sartre, un point essentiel : « II a vécuses idées, l'une surtout, la mort de Dieu (...). Ce que Gide nousoffre de plus précieux, c'est sa décision de vivre jusqu'au boutl'agonie et la mort de Dieu... l'athéisme est devenu sa véritéconcrète ». 
Est-ce là, comme le pense P.H. Simon,« préférer le confort de l'apostasie à l'amusement del'alternative » ?Etrange confort ! « l'alternative »était en effet son vice intime : choisir lui paraissait détestableparce que cela signifiait repousser ce que l'on ne choisissait pas.Comprenant trop bien l'interlocuteur (« C'est resté une desrares constantes de ma nature et ce qui fait qu'en politique je ne vaux rien : je comprends trop bienl'adversaire »), Gide admettait que l'on soit chrétien mais ille refusait pour lui. Il rejoignait ainsi d'une certaine manièreMartin du Gard en écrivant : « C'est à l'homme seulqu'incombe la solution de tous les problèmes que lui seul aurasoulevés. » Mais au nom d'une conception de l'humanité enaction et non plus comme chez Martin du Gard au nom d'une certaineconception de la nature humaine. L'homme ne peut attendre aucunsecours de la grâce : il doit s'accomplir lui-même.
« Tout ce que j'ai préparé estsitué historiquement », écrit Martin du Gard, mais nous nepouvons guère douter du mépris dans lequel il tient l'actualité.Non qu'il ne s'intéresse aux événements ; mais ils lui paraissentsecondaires en ce qu'ils se contentent d'expliciter la conditionhumaine. L'histoire sert à mieux traquer l'homme, c'est, comme l'aécrit C.E. Magny, un « élément de tragique supplémentaire »,une souffrance de plus à subir, et sans appel.
Y a-t-il même possibilité de progrès? Martin du Gard doute que l'homme puisse se perfectionner : lapartie est trop inégale. Antoine Thibault a beau dire « quel'histoire de l'humanité est une lutte victorieuse contre des forcesnuisibles », nous lisons en filigrane que le mot « victorieux »est de trop. Que faire alors ? Martin du Gard pense que tout combatdoit être celui d'un individu, ou d'une petite élite, jamais celuid'un ensemble. « Tâtonner seul dans le noir n'est pas drôle,mais c'est un moindre mal ».
L'écrivain a-t-il une responsabilitéparticulière ? Si l'homme doit nécessairement refuser la bannièredes partis et des factions, n'adhérer que « modérément,équitablement et de manière critique », l'écrivain neconnaît qu'une seule règle : faire son œuvre. Martin duGard-écrira à Gide : « A quoi sert d'habiter un sommet si cen'est pas pour contempler de haut le grouillement... querépondrez-vous au Seigneur quand il vous demandera compte ?Direz-vous : bah, je n'avais plus rien à dire alors j'ai été me faire zigouillersur les barricades. Il vous répondra : plus rien à dire, et qu'ensavais-tu ? » 
La place de l'écrivain est devant satable, non sur une tribune. Si l'écrivain s'y hasarde, il y perdjusqu'à la voix : « Ils emploient le vocabulaire à formulecreuse des politiciens et négligent leur vrai devoir qui,semble-t-il, serait de poursuivre leur œuvre d'écrivain ».Poursuivre l'œuvre : c'est un impératif catégorique. Martin duGard se montrera sévère pour Gicle : « Quoi, lui dira-t-il,vous endossez les hardes du tribun, vousexhibez sur une estrade le mérite acquis dans l'ombre du cabinet,vous le compromettez, vous substituez au recul nécessairel'empressement de la déclamation ? »
Si Gide assigne à l'histoire une placeinexistante dans ses livres (il nous assure que ni le Retourd'U.R.S.S., ni le Voyage au Congo ne sont « de lalittérature »), il signe des pétitions et use de son prestigelittéraire pour appuyer des causes politiques, « C'est ainsi,dit Gide, que tout récemment la notion d'un progrès possible del'humanité a pris dans mon esprit une place prépondérante. Et leprogrès, on ne peut commencer d'y croire sans désirer aussitôt yaider ». Bref, l'homme est par nature « embarqué sinonengagé », et sa libération passe par la libération du corpssocial.
Mais, nous l'avons vu, la moralegidienne se confond avec une esthétique : il en est de même pour lapolitique. « Dès qu'elle cesse d'être abstraite ets'humanise, la revendication de Promethée contre les dieux entredans le domaine de l'art ». L'homme légitimement révoltédans sa quête du bonheur devient Prométhée, l'ordre social se mueen « Dieux », et la politique en esthétique. Là aussi,Gide se retrouve implicitement aux côtés de Martin du Gard. Ilsouscrit à ces lignes de T. Mann (Avertissement à l'Europe): « La vie collective comparée à la vie individuelle est lasphère de la facilité. »
Parlera-t-on d'échec ? Martin du Garda vécu son rationalisme, une certitude : l'adhésion individuelleest la seule possible, le libre exercice de la raison, trompée sansdoute mais persévérante, est l'unique chemin vers la vérité. Gidea vécu une assurance : l'art supprime mensonges et mystifications,il libère l'homme des dieux et des autorités.
Gide et Martin du Gard ont cru que lapolitique était la protestation individuelle « bien tournée »d'un honnête homme et que l'humanisme se définissait par oppositionau fanatisme. En septembre 1940, Gide écrit : « Nous entronsdans une époque où le libéralisme va devenir la plus suspecte etla plus impraticable des vertus ».
Stéphane Fabert »
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* Correspondance André Gide –Roger Martin du Gard. 1913-1951, ed. Jean Delay, Gallimard, 1968,Paris, 2 vol., 1913-1914 et 1935-1951, 739 et 581 pp. Signalonsencore qu'en 1972 Delay donnait une introduction à la CorrespondanceJacques Copeau – Roger Martin du Gard, ed. Claude Sicard, Gallimard, 1972, Paris, 2 vol.** Mensuel fondé en février 66 parEmmanuel D'Astier de la Vigerie. Pierre Dumayet, PierreViansson-Ponté, Paul-Marie de la Gorce, Jean et Simone Lacoutureapportaient leur signature aux côtés de celles des jeunesjournalistes Danièle de la Gorce, Michel-Antoine Burnier, JeanBertolino, Bernard Kouchner... La ligne éditoriale qualifiée de« gaullisto-tiers-mondisme » devait beaucoup à lapersonnalité curieuse de tout de son fondateur. En mai 68 , EmmanuelD'Astier s'intéresse au mouvement mais demeure gaulliste alors quela bande des jeunes journalistes est dans la rue. En soutenant larévolte, le journal se coupe d'une partie de son lectorat et lesproblèmes d'argent surviennent. Un numéro allégé reparaît entreles deux tours de la présidentielle de 69 mais L'évènementne survivra pas à son fondateur qui meurt en juin. Une partie de sonéquipe éditoriale se retrouve en 1970 pour lancer la nouvelle formule du journal Actuel.**** La phrase exacte est : « Seul l’art m'agrée, parti de l'inquiétude, quitende à la sérénité. » Elle a été l'objet d'unecontroverse stylistique avec André Billy dans Le Littéraireet cette controverse a également été mise à profit par Etiembleen introduction à une critique de Thésée parue en mars 47 dans LesTemps modernes : « N'importe qui aurait écrit : seulm'agrée l'art qui, parti de l’inquiétude, tend à la sérénité.André Gide met plus d'inquiétude que de sérénité en son style. »(André Billy, Le Littéraire,13 juillet 1946) ; « Non, décidément,je ne puis préférer : seul m'agrée l’art qui, parti del’inquiétude, tend à la sérénité. Le subjonctif tende me plaît: il retient l'esprit du lecteur. La phrase proposée par vous paraîtplate et passerait inaperçue. » (André Gide, Le Littéraire,27 juillet 1946).