Les Corporations dirigent le monde du sommet de leurs gratte-ciels, recourant à des armées de cyborgs assassins pour assurer leur pouvoir. Dans la rue, les Boostergangs rôdent, semant mort et destruction dans une cité décadente et livrée à elle-même. Pour le reste, tout le monde s’envoie en l’air, tels les techies chébrans se livrant à de passionnantes sculptures sur chair sur les roadwarriors en armure de combat. Clubs chauds, bars glauques, rues coupe-gorge ; le futur n’a jamais semblé aussi noir.
Mais vous pouvez le changer. Vos poignets sont munis de connections interface, des armes ont été greffées sur vos bras, des lasers remplacent vos yeux et votre cerveau retentit du hurlement des programmes bio. Vous êtes câblé, blindé cyber et prêt à en découdre lorsque vous vous élancez dans la Zone dont seuls les meilleurs peuvent espérer revenir. Vous êtes un CYBERPUNK.
Si maintenant le grand public connaît plutôt bien le genre cyberpunk, il y eut un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître où ce terme ne s’entendait que dans des cercles bien spécialisés et assez discrets. Ainsi, quand R. Talsorian Games sortit en 1988 la toute première mouture de ce jeu, alors intitulé Cyberpunk 2013, le monde des rôlistes (1) se trouva en quelque sorte pris de court : jusqu’ici, en effet, cette tranche particulière des joueurs s’intéressait plus volontiers à des titres placés dans des univers médiévaux-fantastiques ou de type space opera – qui la plupart du temps ne sont jamais qu’une transposition du précédent dans une science-fiction aux échelles galactiques –, voire parfois contemporains.
Mais avec son futur proche bardé de nouvelles technologies, d’ultra-violence urbaine et de réseaux informatiques, où les états ont cédé la place aux multinationales dans un parfait cauchemar ultra-libéral qui vend et achète tout, y compris la matière première humaine, Cyberpunk se démarquait complétement de tous les autres titres du domaine – et de l’écrasante majorité des productions de tous les autres médias, y compris le jeu vidéo, pourtant à la pointe de la technologie par définition. Bref, à défaut de se montrer révolutionnaire ou même juste précurseur, Cyberpunk s’affirmait comme pour le moins original ; en fait, il se contentait de transposer dans le jeu de rôle la dernière branche en date, à l’époque, de la science-fiction…Néanmoins, Cyberpunk y ajoutait un élément assez unique, et peut-être même exclusif à ce titre, en tous cas dans les limites de mes connaissances : il s’agit du concept de la Limite. Car si chacun dans l’univers de Cyberpunk peut se faire greffer les extensions artificielles de son choix, il y a un prix à payer, celui de l’humanité perdue ; une des caractéristiques des personnages, en effet, tient dans leur niveau d’Humanité, qui baisse d’une certaine quantité à chaque élément cybernétique ajouté : une fois l’Humanité réduite à zéro, le Maître de Jeu prend la feuille de personnage au joueur, faisant donc du personnage en question un PNJ – pour Personnage Non-Joueur. Bref, trop de cybernétique tue le personnage, en gros.
Bien sûr, il va de soi que cette Limite ne sert qu’à éviter aux personnages de devenir trop puissants et trop vite en se bardant en quelques scénarios à peine des éléments artificiels et des extensions les plus avantageux : il apparaît en effet assez évident que remplacer des organes naturels par leurs équivalents artificiels ne devrait perturber que des gens qui le sont déjà plus ou moins (2) ; même si les concepteurs du jeu donnent à plusieurs reprises, dans le livre de règles comme dans plusieurs extensions, divers exemples de personnages qui ont franchi la Limite à jamais, ces mises en scène évoquent plus des tentatives somme toute assez peu concluantes pour justifier un système de règles hélas un peu bancal sur ce point.Car pour le reste, Cyberpunk se montre d’un réalisme à toute épreuve, voire même exemplaire, surtout compte tenu de la complexité qu’ajoute la sophistication des extensions cybernétiques mises à la disposition des joueurs. Et par-dessus le marché, ce réalisme se double d’une simplicité dans la résolution des situations et des combats qui laisse pantois, surtout quand Cyberpunk n’est pas le premier jeu du genre auquel on s’adonne. Ici, quelques jets de dés à peine suffisent à déterminer le résultat des actions les plus rocambolesques ; d’ailleurs, vous n’aurez besoin que d’un seul type de dé, le D10. Soulignons au passage que ce réalisme correspond à merveille à l’aspect « Hard Science » (3) du genre cyberpunk dont ce titre se réclame.
Ce dernier aspect reste selon moi une des principales raisons derrière le succès international de Cyberpunk, et un succès qui se mesure entre autres au nombre d’extensions qui ont suivi la publication du premier livre de règles : plus d’une soixantaine en version originale, dont deux autres livres de règles, 26 sourcebooks et cinq livres de scénarios ; les éditeurs Atlas Games et Ianus Games publièrent eux aussi de nombreux suppléments, qu’il s’agisse d’aventures comme de livres de règles. Sur cette somme de publications, près de 50 se virent traduites en France, soit un chiffre plus que conséquent. Les fans d’exploration spatiale et ceux de mechas, par contre, regretteront de ne pas voir, respectivement, Deep Space et Maximum Metal dans le lot…Si mon expérience de rôliste demeure assez limitée, Cyberpunk reste quoi qu’il en soit un de mes meilleurs souvenirs dans ce domaine. Quant aux joueurs plus aguerris, pour son réalisme et sa simplicité d’accès comme pour son potentiel hors norme et la vaste étendue de ses extensions, il s’affirme toujours comme une référence du genre même plus de 20 ans après sa parution.
(1) terme désignant les joueurs s’adonnant aux jeux de rôle sur table. ↩
(2) je laisse délibérément de côté le débat consistant à tenter de trancher si oui ou non un personnage quel qu’il soit peut rester mentalement équilibré dans un univers comme celui de Cyberpunk… ↩
(3) terme désignant les récits de science-fiction aux bases techno-scientifiques très solides. ↩
Séquelle :
Les auteurs de Cyberpunk 2020 prolongèrent cet univers à travers Cyberpunk 3.0 qui présente des différences assez drastiques avec l’édition précédente, au point d’ailleurs que de nombreux joueurs s’y trouvèrent bien assez mal à l’aise pour préférer en rester à la seconde édition du titre.
Cyberpunk
Oriflam, 1990
250 pages, env. 40 €
- le site officiel de R. Talsorian Games (en)
- Cyberpunk 2021, site de fans et de ressources de jeu