Edgard arrive à l’heure, aujourd’hui, enfin, avec dix minutes de retard, ce qui soulage bien les passagers, qui ont chacun commencé à raconter leurs pires galères des derniers mois avec mon ami Edichou. Il faut dire que c’est le tout dernier bus de la journée. On est dimanche, dix-huit heures trente. Il y a trois bus le dimanche au départ de Nîmes. Il y a également trois bus au départ des villes périphériques. Un génie a eu l’idée de faire partir tous ces bus à la même heure, ou presque. Résultat, quand j’arrive d’Arles à Nîmes, mon bus pour Le Vigan est parti depuis une heure. Y a plus qu’à attendre cinq heures. « Achetez-vous des voitures ! » C’est le tonitruant message. Bref, lorsque le bus de 18h30 fait faux bond, il faut partir en stop sur la 999, la route la plus meurtrière de France, ou dormir sur place (et compter sur la légendaire hospitalité [euh…] des Nîmois).
Où en suis-je ? Ah, oui, Edgard arrive et ouvre ses portes. Je donne un coup de main à deux Néerlandaises pour balancer leurs grosses valises dans la soute, puis je botte mon sac à dos et mon ampli de gratte par dessus, me rappelant juste au moment de fermer la porte que j’ai mon Mac là-dedans, ouille, oulah, ouille le con. Elles me suivent dans le car et s’assoient à côté de moi. Nous parlons pendant une heure des Pays-Bas et de mon voyage là-bas à vélo, des vents, des jetées, des ponts, de la prononciation hhhrruut, hhhrrohhnigne-geunehh, dheeen hààààgrhhh… Bref, on s’amuse.
Moi j’ai remarqué un backpacker qui s’est glissé dans l’allée juste avant qu’on s’ébranle, parce qu’il est une sorte de sosie de Bob Dylan. Avec les Hollandaises, on se met à parler de ses jambes, qu’il a si maigres que ça fait peur. On dirait vraiment du bois d’allumettes sur le point de fendre. Il les allonge dans le passage central et on se dit que la moindre petite vieille qui sortira lui fracassera le tibia.
Enfin, les collines se succèdent, et les Néerlandaises y vont de ôh et de âh, elles qui habitent un pays si… plat. Dans les fenêtres de droite, tout au fond, les Cévennes se détachent sur les brumes de chaleur. Elles demandent si ce sont les Pyrénées. Je leur explique. Le temps passe. Oh. Ah. Que de relief, oui. Je les préviens qu’elles risquent de s’évanouir en apercevant Sauve du Pont-Neuf. Pour moi qui suis habitué, c’est toujours une émotion esthétique si forte que le haut de ma tête se met à picoter.
Nous arrivons à Vic-le-Fesq et Zimmie descend de voiture. Je le suis du regard. Son arrêt est vraiment en pleine garrigue. Il y a une voiture garée dans le remblais, à côté de laquelle un homme âgé fait les cent pas. Dylan le voit, tourne la tête vers l’entrée d’une sorte de sentier qui semble s’enfoncer loin dans le Coutach et y aperçoit en même temps que moi le dos fluo du T-shirt de madame-voiture-garée. Et c’est là que se produit l’événement qui va me faire monter des larmes. Le petit Bob s’arrête et adresse un mot à l’automobiliste qui, vraisemblablement, attend sa femme partie arroser les ronces. L’homme répond d’une seule syllabe et le petit s’esclaffe, défait sa bandoulière et pose son sac d’un air serein. Voilà. Il va attendre que la dame ait terminé pour prendre son sentier, le brave petit. Comme tous les Edgardiens, il doit être épuisé, en route depuis des heures, assommé par les attentes en plein cagnard, mais hop, sous le soleil exactement, il va prendre quelques minutes pour permettre à une pure étrangère, à une touriste en t-shirt fluo, de faire son petit jardinage en paix. Prévenance. J’étrangle un sanglot. © Éric McComber