Or et inflation (Ludwig von Mises)

Publié le 10 août 2011 par Copeau @Contrepoints

L’or vole de records en records et l’inflation est de plus en plus vue comme une solution aux problèmes de la dette souveraine. L’occasion de faire découvrir à nos lecteurs un article de Ludwig von Mises, datant des années 1930, mais malheureusement d’actualité… Un article traduit par Hervé de Quengo, publié sur Catallaxia. Nous vous invitons tout particulièrement à le partager.

Publié (en français) dans Aujourd’hui, première année, numéro 4, daté du 15 février 1938, pp. 153-161.

I

Dans les années qui précédèrent la guerre mondiale, presque tous les pays possédaient l’étalon-or.

Le terme : étalon-or signifie que l’unité monétaire consiste en un certain poids d’or qui est fixé par la loi. Les pièces d’or frappées par les établissements d’État, conformément à la parité légale, sont seules considérées comme monnaie principale. Elles seules ont un pouvoir libératoire illimité : c’est-à-dire qu’un débiteur ne peut se libérer de ses dettes qu’à l’aide de cette monnaie. Pour les besoins des menus paiements de la vie quotidienne, il existe, en outre, des monnaies divisionnaires en argent, nickel, bronze, etc. Mais ces monnaies divisionnaires n’ont qu’un pouvoir libératoire limité. Nul créancier n’est obligé de les accepter en paiement au-delà d’une certaine quotité fixée par la loi. Les monnaies divisionnaires sont frappées uniquement pour le compte de l’État, en quantités que la loi détermine directement ou indirectement. En revanche, la frappe de la monnaie-or est libre.

Partout ou l’étalon-or est en usage, les billets de banque sont en tous temps convertibles en monnaie-or, sur simple demande de leurs détenteurs. Ceci a pour effet de rendre impossible la dévaluation des billets de banque par rapport à l’or. Il s’ensuit qu’on peut définir l’étalon-or comme un système où la valeur de l’or en unités monétaires est fixée par la loi. L’étalon-or a vu le jour en Angleterre, au 18e siècle, et presque tous les pays l’adoptèrent au cours du 19e siècle. L’or devint ainsi l’étalon international.

L’or n’a pas de valeur stable. Il s’ensuit que le pouvoir d’achat de la monnaie-or est variable. Car l’immutabilité du pouvoir d’achat est inconcevable dans un monde qui n’est pas tout à fait figé, c’est-à-dire mort. On peut, toutefois, affirmer que la valeur de l’or est sujette à de moindres fluctuations que la valeur d’autres biens. Mais il ne faut pas, pour cela, s’imaginer que sa valeur soit immuable.

Par rapport à la monnaie libre, c’est-à-dire à une monnaie dont la valeur n’est pas liée à celle d’un métal précieux, l’étalon-or a ce grand avantage d’affranchir le pouvoir d’achat de l’influence des fluctuations politiques. En ce qui concerne les transactions commerciales et financières avec l’étranger, il a l’incomparable avantage de fixer la valeur des échanges monétaires entre les différents pays. Les devises nationales ne varient que légèrement entre deux cotes qui sont à peu près immuables et fixées pour chaque devise par rapport à chacune des autres : ce sont les gold points, les points d’or d’entrée ou de sortie.

II

L’abandon de l’étalon-or n’a pas été causé par le déchaînement des éléments, ou par des catastrophes qu’il n’était pas au pouvoir de l’homme de détourner. Son abandon n’est pas une conséquence directe de la Grande Guerre et des transformations politiques de l’après-guerre. L’étalon-or s’est effondré, parce que les gouvernements, les parlements et l’opinion publique ne désiraient plus le maintenir.

la guerre, et puis la malheureuse politiques d’après-guerre ont considérablement enflé les dépenses publiques. Ces dépenses auraient pu être entièrement couvertes, soit par l’augmentation des impôts, soit par l’émission d’emprunts. Car, de toutes manières, ce que l’État dépense ne peut être pris que de deux sources : des revenus ou du capital des citoyens. Un troisième moyen n’existe pas. Ce que l’État dépense en trop doit être fourni par les citoyens, qui réduisent leurs dépenses ou entament leur fortune. C’est là une vérité élémentaire et facile à saisir, bien que certaines gens aient de la peine à l’admettre.

Dans le cas où gouvernement et parlement sont, d’une part, trop faibles pour limiter les dépenses, et que, de l’autre, ils reculent devant l’impopularité de nouveaux impôts, et si, enfin, ils ne peuvent contracter d’emprunt, alors ils recourent à la troisième solution, qui est l’inflation. L’État émet lui-même du papier-monnaie, ou bien il oblige la Banque nationale à lui consentir un emprunt, par une émission supplémentaire de billets de banque. Ces billets ont cours forcé ; la Banque est relevée de l’obligation de les échanger sur demande contre de la monnaie-or.

L’inflation n’est pas un moyen de couvrir définitivement les besoins accrus. L’État a, par exemple, besoin de canons. Ces canons doivent être fabriqués, et les matières premières et la main-d’oeuvre dont on a besoin pour la fabrication doivent être récupérés sur les citoyens, et pour cela distraites d’autres emplois. Une émission supplémentaire de billets ne peut produire des biens réels. Quand l’État recourt à l’émission de papier-monnaie, c’est aux citoyens qu’en réalité il les demande. Les voies par lesquelles on amène les citoyens à sacrifier une partie de leur revenu ou de leur capital à l’État diffèrent, quand il s’agit d’inflation, de ceux employés en cas d’impôts supplémentaires ou d’emprunt. Mais toujours et dans tous les cas, ce sont les citoyens qui paient l’écot, et nullement l’État, ou quelque pouvoir mystérieux et magique.

Lorsque, pour couvrir ses besoins accrus, l’État, devenu acheteur, jette sur le marché ses billets nouvellement imprimés, il fait monter les prix des biens et de la main-d’oeuvre dont il besoin. les prix de ces biens et de cette main-d’oeuvre augmentent ; mais les prix des autres biens et de la main-d’oeuvre non requis par l’État restent tout d’abord stationnaires. Ils ne commencent à monter que lorsque, eux aussi, voient la demande monter. Tous ceux dont les revenus augmentent du fait des commandes de l’État — en cas d’armements, les entrepreneurs et les ouvriers des industries d’armement — font, à leur tour, monter les prix par la demande accrue des marchandises qu’ils désirent acheter. L’augmentation des prix se poursuit ainsi, de groupe en groupe, jusqu’à ce que, finalement, elle s’étend à tous les prix et tous les salaires.

Du fait que l’augmentation des prix résultant de l’inflation n’atteint pas du même coup toutes les marchandises et toutes les catégories de travailleurs, découlent toutes ses conséquences sociales, ainsi que les avantages qu’en retire le Trésor. Car, tant que cette hausse des prix n’a pas accompli son périple complet à travers toute l’économie, elle nuit à tous ceux qui ne peuvent retirer que les prix anciens des marchandises qu’ils ont à offrir, cependant que, pour les marchandises et pour la main-d’oeuvre dont ils ont besoin, ils ont à payer les nouveaux prix augmentés. Ce sont ces couches de la population qui paient l’écot : ce qu’ils consomment en moins ou distraient de leur fortune enrichit les autres.

Ces effets de l’inflation sur les prix s’étendent indifféremment à tous les domaines, et quel que soit l’emploi de l’argent ainsi obtenu. Même lorsque ces sommes ne restent pas improductives, comme c’est le cas lorsqu’elles servent à acheter des armes, leur effet sur le mouvement des prix reste le même.

On voit ce qu’il faut penser du recours à l’inflation — avouée ou déguisée — lorsqu’il s’agit de couvrir les dépenses publiques, ou d’encourager l’activité industrielle par l’abaissement du taux d’escompte et l’élargissement du crédit.

III

La multiplication de la monnaie-papier a pour conséquences sa dépréciation par rapport à l’or, par rapport aux marchandises, à la main-d’oeuvre, et aussi par rapport à l’argent étranger. La Banque n’étant plus tenue d’échanger les billets contre de l’or, et la quantité des billets de banque augmentant, leur valeur par rapport à l’or décroît. Comme les prix montent à l’intérieur du pays, alors qu’ils restent les mêmes à l’étranger, il s’ensuit que le prix de l’argent étranger doit également monter à l’intérieur du pays.

Les lois du pays se cramponnent néanmoins à la fiction que la valeur de la monnaie nationale n’a pas changé. Ils reconnaissent à la monnaie-papier dépréciée le même pouvoir libératoire qu’à la monnaie-or dont la valeur est supérieure sur le marché. Celui qui a une dette de cent francs a le droit de s’en libérer indifféremment par le versement de cinq pièces de vingt francs en or, ou par le versement de cent francs en monnaie-papier. Il va de soit que le débiteur choisira le mode de paiement qui lui est le plus avantageux et donnera du papier et non de l’or. Il en résulte que l’or disparaît de la circulation. Quiconque a de l’or le garde, ou cherche à l’échanger là où il en obtient davantage que la valeur nominale en monnaie-papier. Des deux monnaies en concurrence, « la pire chasse la bonne ». Cependant, n’oublions pas que cela n’est possible que parce que les gouvernements imposent à la monnaie inférieure qu’ils ont créée le même pouvoir libératoire qu’à la bonne monnaie.

IV

L’or une fois chassé de la circulation par la politique, les politiciens émirent l’affirmation que l’étalon-or avait fait faillite et que, pour cette raison, il était impossible d’y retourner. Tantôt ils donnent comme raison que la production d’or est insuffisante, ce qui provoquerait une forte baisse des prix, en cas de retour à l’étalon-or. Et tantôt ils affirment que la production d’or est si considérable qu’un retour à l’étalon-or entraînerait une hausse des prix considérable. Enfin, l’on soutient en outre, qu’avant de songer à restaurer l’étalon-or, il faudrait rétablir des conditions normales dans la vie économique.

Tous ces arguments sont sans valeur. L’ordre ne sera rétabli dans la vie économique que lorsque le désordre monétaire aura pris fin, grâce au retour à l’étalon-or. Rien ne serait plus simple. Pour que l’étalon-or fonctionne à nouveau sans accrocs, il suffit que les gouvernements s’abstiennent à l’avenir de toute tentative de couvrir une partie du déficit par de nouvelles émissions de monnaie-papier, ou de stimuler artificiellement l’activité économique par un élargissement du crédit. Tout pays, qu’il soit pauvre ou riche, fortement armé ou sans moyens de défense, peut rétablir et maintenir l’étalon-or « orthodoxe » (qualificatif qu’on applique aujourd’hui à l’étalon-or), pourvu qu’il le veuille. Et cela indépendamment de sa situation budgétaire, du bilan du commerce extérieur, des dettes contractées à l’étranger, ou encore des ressources à l’intérieur du pays. Une seul chose est indispensable : qu’on renonce à des mesures vaines qui, dans le cours des événements, ne font qu’ébranler le système monétaire.

Ce ne sont pas les faits qui empêchent le retour à l’étalon-or : ce sont des doctrines erronées, soutenues par l’opinion publique. POur amener le rétablissement de l’étalon-or, il faut que l’opinion publique, et les gouvernements à sa suite, renoncent aux conceptions qui les dominent aujourd’hui. Pour qu’un pays puisse maintenir son étalon-or, il n’y a rien d’autre à faire qu’à renoncer aux procédés dont on use actuellement. Les règles indispensables au maintien de l’étalon-or les suivantes :

1) En aucun cas la machine à imprimer ne doit servir —directement ou indirectement — à couvrir les dépenses publiques. Toutes les dépenses publiques doivent être couvertes par les impôts ou les emprunts que les citoyens consentent à distraire de leurs économies.

2) La Banque d’émission doit, en tous temps, et immédiatement, convertir les billets émis par elle, au taux de la parité or légale. Et pour être en état de le faire, elle doit éviter de baisser artificiellement le taux de l’escompte par l’élargissement du crédit.

Tant que les peuples ne seront pas disposés à appliquer rigoureusement ces principes, ils ne cesseront pas de souffrir de troubles monétaires. Il est insensé d’appliquer aux fluctuations monétaires les termes empruntés au vocabulaire militaire. Il n’y a pas de bataille du franc, ni d’attaque du franc, ni de défense du franc. Il n’y a que deux politiques monétaires : celle qui ne veut pas avilir la monnaie, et celle qui entraîne l’abaissement du pouvoir d’achat de l’unité monétaire. La faillite de l’étalon-or est la conséquence d’une certaine politique monétaire et non l’oeuvre des spéculateurs, ni la conséquence d’une fatalité à laquelle on ne peut se dérober ; elle n’est pas non plus assimilable à une bataille perdue.

Une bonne partie de l’opinion publique et beaucoup d’hommes d’État sont d’avis que l’inflation et toutes les conséquences qu’elle entraîne sont préférables au maintien de l’étalon-or — ou, du moins, que c’est un moindre mal. Cette opinion est erronée. Mais, du moment qu’on la fait sienne, il ne faut pas s’étonner si, infailliblement, les conséquences de l’inflation se produisent.

V

Ce serait dépasser les limites de cet article que d’énumérer tous les arguments produits par les partisans de l’inflation et d’en démontrer l’inanité. On l’a, du reste, fait si souvent, que, pour se renseigner, il suffit de recourir aux nombreux ouvrages qui traitent de la question.

Nous n’insisterons que sur un des aspects du problème, et cela parce qu’on lui accorde généralement une attention insuffisante.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

    Notice sur Wikibéral.

 » »’ sur librairal.

L’inflation nuit au créancier et favorise le débiteur. Mais —choses surprenante — l’opinion publique croit y voir un avantage des classes pauvres au détriment des riches. Mais l’opinion que les riches sont les créanciers et que les pauvres sont les débiteurs est démentie par les conditions sociales actuelles. Les grandes fortunes sont généralement investies en actions, entreprises, maisons ou terrains. Mais les modestes fortunes de la classe moyenne consistent généralement en créances. Les économies des ouvriers et des intellectuels sont déposées dans les banques et les caisses d’épargne, ou servent à l’achat d’obligations. Les moins favorisés deviennent ainsi les créanciers des plus riches, à qui appartiennent les entreprises, maisons et terrains endettés. La destruction de la valeur des créances n’est donc pas un avantage pour les pauvres, mais, au contraire, un préjudice.

La stabilité sociale d’un État industriel moderne a pour fondement la possibilité pour chacun d’économiser et de jouir de ses économies. Si, par l’inflation, on frustre les épargnants du fruit de leurs épargnes, on sape les bases de l’équilibre social. Même si, du point de vue économique, l’inflation n’était pas si désastreuse, elle devrait être combattue par tout homme d’État, à cause de ses répercussions sociales. Elle prolétarise les classes moyennes et les jette dans les partis extrêmes. C’est dans les rangs des classes dont l’inflation a englouti l’avoir que les amateurs de coups de force recrutent leurs troupes.

Recourir à l’inflation pour surmonter des difficultés passagères équivaut à brûler ses meubles pour se chauffer.