Poursuite de mes développements sur la surprise, après un deuxième billet.
Où nous verrons qu'autant on considérait la surprise dans le champ stratégique pré existant, autant il faut examiner la surprise qui modifie le champ stratégique, et qui est rarement évoquée.
Surprise modifiant le champ stratégique.
Il reste que les études citées envisagent la surprise dans un cadre militaire traditionnel et westphalien : dans sa définition, C. Brustlein parle de menace, et d’Etat. Or, le monde contemporain est un système mondialisé où les Etats demeurent des acteurs certes importants, mais qui n’organisent pas autant qu’autrefois la société internationale de plus en plus réticulée. Par le fait nucléaire, la logique ancienne de la « menace » joue moins, ce qui explique d’une part le développement de conflits irréguliers, d’autre part une logique de risques. Enfin, l’ancienne grammaire stratégique, privilégiant la force comme instrument principal de la puissance, se trouve élargie à d’autres facteurs. Cela ne signifie pas que la force ou que l’Etat ne jouent plus de rôle dans la construction de la puissance stratégique : seulement que leur influence s’exerce dans un système plus complexe. Dès lors, la surprise stratégique ne peut plus résider dans le seul champ de l’affrontement de forces entre Etats. Qu’on repense ici au 11 septembre : certes, c’est une action de force mais avec des instruments non-militaires (mélange de ruse et d’innovation) ; surtout, elle révèle une profonde asymétrie des acteurs, l’un étant un Etat, l’autre ne l’étant pas ! C’est bien pourquoi le 11 septembre est radicalement différent de juin 1940.
Au fond, nous sommes entrés dans l’ère des « surprises stratégiques élargies ». Le rapport au conflit est plus distant, celui à l’Etat également. Ces surprises ont pour caractéristique de modifier le champ stratégique, et donc d’avoir des conséquences sur les postures stratégiques : mais ces conséquences sont indirectes . Ainsi, l’exemple du 11 septembre est éclairant : les Etats-Unis ont réagi par deux innovations conceptuelles dans le champ de la stratégie, celle de la guerre contre la terreur et celle du grand Moyen-Orient. Deux guerres plus tard (en Irak et en Afghanistan), les armées occidentales ont radicalement modifié leur pratique de la guerre, mais aussi leurs conceptions stratégiques : il n’est que de voir la somme des publications sur le contre-terrorisme et la contre-insurrection pour s’en convaincre. En fait, la surprise stratégique s’est transformée en rupture stratégique : elle a modifié non seulement le déroulement de l’affrontement, mais elle a modifié la grammaire stratégique, ou plus exactement l’environnement de la stratégie. La surprise devient mutation stratégique.
Mais l’histoire roule son navire sur le flot incessant des événements : déjà, d’autres surprises se font jour.
Certains ont ainsi désigné la crise financière de 2008 comme une surprise stratégique. Cela mérite qu’on s’y attarde. Tout d’abord, cette crise fut-elle si surprenante ? Sans même parler de l’analyste Nouriel Roubini qui annonça à l’avance la rupture financière , l’expérience fournissait de nombreux exemples de bulles spéculatives, au point qu’un Michel Aglietta explique que structurellement, le capitalisme va de crise en crise, et qu’au fond, la crise est inhérente au capitalisme .
La question devient alors : sans même parler de surprise, la crise de 2008 a-t-elle des conséquences stratégiques ? On peut constater la réduction généralisée des crédits de défense en Europe, ou la mise en place d’un G20 comme instance de régulation mondiale. C’est somme toute assez peu d’un point de vue stratégique. Toutefois, il faut bien remarquer que cette crise n’est pas vraiment résolue, qu’elle montre l’affaiblissement structurel du système américain (et donc sa prééminence sur la vie internationale), qu’elle entraîne une crise de l’euro qui peut avoir des conséquences très graves (aussi bien la radicalisation politique dans de nombreux Etats que la révolte sociale qui couve en Grèce voire en Espagne). On s’éloigne alors de la surprise (qui suppose tout de même une modification brusque, et instantanée, d’une situation préalable) pour venir à une analyse des déterminants, obéissant à une temporalité plus longue. Cela étant, l’observation des tendances ne permet pas de « prédire » l’événement déclencheur qui cristallisera le changement. D’un point de vue chimique, ce n’est pas la dernière goutte de produit qui provoque la précipitation du mélange, c’est le fait qu’il y ait eu auparavant une quantité préalable et suffisante du produit : la dernière goutte n’est qu’un facteur déclenchant, elle ne constitue pas une surprise, même si elle en a l’apparence.
Le tsunami au Japon suivi de la catastrophe nucléaire de la centrale de Fukushima sont également apparus, pour certains, comme une surprise stratégique. Au fond, c’est la séquence tremblement de terre puis tsunami puis atteinte de la centrale en bord de mer qui fut en elle-même une surprise, chacun de ses éléments ayant été isolément « anticipé » : autrement dit, l’anticipation peut fonctionner pour des causalités simples, isolées (si tremblement de terre, telle conséquence possible, donc telle mesure de prévention) mais non pour des enchaînement complexes, systémiques . Or, il semble que notre société intégrée, planétisée plus que mondialisée, donne de plus en plus place à des enchaînements systémiques. Et nos schémas de raisonnements sont inadéquats à une pensée systémique, ce qui entraîne, par construction, des surprises. Leur dimension stratégique est là encore « complexe » : à la suite de Fukushima, l’Allemagne a décidé d’arrêter le nucléaire, ce qui aura des conséquences sur la géopolitique des ressources énergétiques, avec peut-être des effets conflictuels.
Les révoltes arabes ont été déclenchées par un événement qui n’aurait jamais dû attirer l’attention des stratèges : un marchand de quatre saisons s’immole par le feu pour manifester son mécontentement de la corruption des services locaux de police. Cela entraîne une révolution en Tunisie, suivi de profondes révoltes dans le reste du monde arabe : Egypte, Libye, Yémen, Bahreïn, Syrie. La surprise a été totale et elle a des conséquences stratégiques nombreuses : usage de la force répressive en Syrie, intervention d’une puissance voisine à Bahreïn, guerre civile au Yémen, et bien sûr intervention de l’OTAN en Libye contre le colonel Kadhafi. La chose était pourtant « anticipable », même si son « évidence » mérite d’être discutée . Et après coup, les démographes et les économistes ont montré qu’effectivement, si les modalités de la révolte n’étaient pas discernables, son principe était décelable . Il n’est point besoin non plus d’insister sur les conséquences « stratégiques » de ces événements, puisqu’ils ont suscité une intervention de l’Alliance atlantique, conforme donc à l’acception traditionnelle de la stratégie. Toutefois, s’il y a surprise, il faut convenir qu’elle n’est pas le fait d’un acteur qui agirait dans le cadre d’une hostilité : elle résulte d’un système dont un éclatement localisé a des conséquences stratégiques.
On revient, encore une fois, à ces ruptures systémiques qui paraissent constituer le point commun de ces surprises stratégiques contemporaines. Les causes de ces ruptures sont diverses : naturelles (le tsunami) ou humaines (démographie, éducation, économie, social, … comme dans le cas tunisien), mais toujours de long terme.
Nous sommes allés de la surprise à la rupture, et nous devons pourtant revenir à la surprise. Il faut en effet réfléchir encore une fois sur la notion de surprise en stratégie. Et notamment sur deux aspects qui paraissent fondamentaux, même s’ils sont rarement pensés (ce qui est d’ailleurs une des causes structurelles de l’aptitude à être surpris). Le premier tient à la prévision, le second à la psychologie.
(à suivre. NB, je n'ai pas placé les notes et références, qui seront dans le texte publié à la rentrée)
O. Kempf