Jugez de l’importance de demander un deuxième avis:
Le monde de Barbara Gagné s’est écroulé en 1999, lorsqu’elle a appris qu’elle souffrait de la sclérose en plaques. Le diagnostic est tombé comme une bombe. Onze ans plus tard, elle a appris qu’elle n’avait qu’une sinusite. Son monde a de nouveau basculé. Récit d’une survivante.
Lorsque Barbara Gagné a su qu’elle avait la sclérose en plaques, son monde s’est effondré. C’était en 1999, elle avait 26 ans et elle essayait d’écrire son mémoire de maîtrise en philosophie. Un sujet ardu, exigeant: l’androgynie psychique chez Jung.
Elle avait des migraines et une douleur lancinante à l’oeil droit. Elle n’arrivait pas à se concentrer. Elle était vidée, fatiguée. Elle avait beau se pousser dans le dos, c’était la panne sèche. Elle se sermonnait: «Voyons, Barbara! Tu te trouves des excuses pour ne pas écrire!»
Elle s’est rendue à l’hôpital. Le médecin, un neuro-ophtalmologue connu et respecté, était pressé. C’est debout, dans l’embrasure de la porte, qu’elle lui a balancé le verdict: «Vous avez une sinusite et probablement la sclérose en plaques.»
Le diagnostic est tombé comme une bombe. «Tout s’est passé rapidement, se rappelle Barbara. Je suis rentrée chez moi en autobus. C’était fou. Ma vie s’est arrêtée, j’avais 26 ans.»
Elle n’a retenu qu’un mot: sclérose en plaques. «Tu ne fais pas attention à la sinusite. C’est comme si on te disait que tu as le cancer et la grippe. Tu oublies la grippe et tu te concentres sur le cancer.»
Pourtant, elle avait bel et bien une sinusite, et non la sclérose en plaques. Elle l’a découvert 11 ans plus tard. Elle a donc passé 11 ans le cerveau enflammé. Onze ans de migraines et d’angoisse, à imaginer le pire et «à vivre avec une merde» qui lui a «bouffé la vie». Onze ans où elle a eu l’impression d’être plongée au coeur de la guerre du Vietnam. Son Vietnam.
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Son dossier a été envoyé au CHUM. Pendant 11 ans, personne n’a remis en question le diagnostic posé par la neuro-ophtalmologue. «J’étais sur l’autoroute de la sclérose en plaques, explique Barbara. C’était comme si j’étais tombée dans un trou et qu’il n’y avait personne pour m’aider à en sortir.»
Seul son travail l’a empêchée de devenir folle. Elle enseigne au cégep Lionel-Groulx. «Mes élèves, c’est ma vie.»
Mais en dehors du cégep et de la routine rassurante des cours de philosophie, sa vie allait à vau-l’eau. Le choc a été terrible, la descente aux enfers, vertigineuse. Pendant des années, elle a carburé aux pilules et s’est injecté un médicament puissant, le Rebif. «J’étais un récipient de pilules de merde, je ne sais pas comment j’ai fait.»
Barbara prend une grande respiration, les larmes au bord des yeux. Je l’ai rencontrée chez elle, dans son appartement propret, dans un nouveau quartier, à Laval.
«J’ai acheté cet appartement en me disant que c’était ici que j’allais crever, finir ma vie en mille morceaux, assise dans un fauteuil roulant. Il y a un garage et un ascenseur. Il est à vendre.»
Pendant 11 ans, sa vie a ressemblé à des montagnes russes.
«J’ai acheté une maison pourrie, j’ai fréquenté un gars qui sortait de la prison de Bordeaux, un mongol qui a vidé ma maison. J’ai perdu mon permis de conduire à cause de mes excès de vitesse, j’ai pris des antidépresseurs, j’ai fait faillite et je me suis ramassée avec 60 livres en trop. J’étais énorme.»
Après sa faillite, elle a vécu dans un demi-sous-sol à Sainte-Thérèse. Elle n’en menait pas large. Dépression, pilules, angoisses existentielles, sans oublier son oeil douloureux et ces migraines qui ne la lâchaient pas. Car elle avait toujours cette sinusite, qu’elle traînait depuis des années et qu’aucun antibiotique n’avait soulagée puisque les médecins n’en avaient que pour sa sclérose en plaques.
«Mon cerveau était tellement gelé que j’avais l’impression d’avoir fumé la Jamaïque au grand complet.»
Elle était au milieu de sa guerre du Vietnam, une guerre qu’elle était certaine de perdre.
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En novembre 2009, lorsque le médecin italien Paolo Zamboni a annoncé qu’il avait découvert un traitement pour la sclérose en plaques, Barbara s’est précipitée sur l’internet. C’est là que les premiers doutes l’ont assaillie.
Elle a fait venir ses dossiers. Elle les a étudiés et elle s’est familiarisée avec le jargon médical: sinusite sphénoïdale, névrite optique. Elle a compris que, même si ses symptômes s’apparentaient à ceux de la sclérose en plaques – fatigue chronique, sinusite, perte partielle de la vue de l’oeil droit, lésions au cerveau -, elle n’était pas atteinte. Elle avait une tante qui souffrait de la sclérose en plaques. D’où le diagnostic des médecins, l’autoroute de la sclérose en plaques, sa «vie foutue en l’air» pendant 11 ans.
«Je n’ai pas d’emprise sur cette erreur énorme. Ce que je sais, c’est qu’il faut prendre sa santé en main, lire les dossiers, ne pas être naïf ni soumis.»
Et c’est aussi sur l’internet qu’elle a trouvé un médecin, un oto-rhino-laryngologiste. Quand il a regardé les résultats de sa scanographie, il lui a demandé: «Qui vous a diagnostiquée? Il y a eu un manquement.»
Il l’a opérée le 22 novembre 2010. «Il a vidé mes sinus, mais j’ai eu d’autres infections. J’ai 14 lésions au cerveau, et mon activité cérébrale est sous la moyenne.»
Elle a voulu poursuivre. Elle a appelé au bureau de Me Jean-Pierre Ménard, le spécialiste des poursuites médicales au Québec, puis elle a renoncé. «Je préfère prendre cet argent pour passer un an à Bali à boire des jus de fruit et manger des bananes.»
Elle a revu son médecin du CHUM le 6 juin. Sa dernière visite remontait à quelques années. La rencontre a été difficile. «Je lui ai dit qu’il ne m’avait pas soignée et que j’avais parlé à une journaliste. Il était fébrile, préoccupé par son image. Pour moi, c’est clair, je n’ai jamais eu cette maladie-là. Lui ne l’admettait pas.»
Elle a 38 ans et une vie gâchée derrière elle. Grande, cheveux de jais, teint de pêche. Elle est vêtue de noir, ne porte aucun bijou. Elle retient ses larmes. Elle oscille entre la colère et le soulagement, un soulagement qu’elle est incapable de gérer. Pendant des années, sa vie s’est résumée en trois mots: sclérose en plaques.
«Ça me tue d’avoir perdu 11 ans, de belles années, le coeur de ma vie. Au moins, ça va faire de bons cours de philo.»
Elle rit, amère. «Je n’arrête pas de pleurer. Je sors du Vietnam, mais je n’arrive pas à le réaliser. Je suis une rescapée en choc post-traumatique. Je lis un livre sur les renoncements. J’ai l’impression que je n’ai fait que ça au cours des dernières années, des renoncements. Je voulais des bébés…»
«Il ne me reste que les souvenirs fuckés de ma vie de merde. Il faut que je me crée une nouvelle banque de souvenirs pour avancer. Je suis une multipoquée. Je vais m’en sortir, même si je suis ébranlée jusque dans ma moelle épinière. J’ai tenu le fort pendant 11 ans, je ne sais pas comment j’ai fait. Aujourd’hui, je peux me permettre de m’écraser.»
Elle a l’impression de nager encore en plein Vietnam, même si sa guerre est finie. Et qu’elle l’a gagnée.
Diagnostic erroné: l'enfer de Barbara Gagné – 9 août 2011 – Michèle Ouimet – La Presse