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La Fée blanche

Par Mafalda

Par une belle après-midi de mai 1358, deux villageois travaillaient sous le soleil et poussaient la charrue au travers de leur champ, en une fertile plaine de Beauce. Depuis quelques jours, dans toutes les parties de la France, les paysans - les Jacques, comme on le appelait - s'étaient soulevés contre leurs maîtres et seigneurs suzerains. Ils parcouraient les campagnes, armés de faux et d'épieux ; ils incendiaient les châteaux, tuaient au hasard, pillaient... C'était, en notre douce terre de France, une grande désolation et une grande terreur.
Et les deux serfs, en labourant, s'entretenaient de ces évènements.
"Nous aussi, disait l'un - un homme d'une quarantaine d'années, au visage farouche -, nous aussi, nous devrions nous soulever et secouer le joug ! Assez longtemps nous avons payé les impôts ; nous sommes pauvres : je veux pour nous un sort meilleur !
- Et pourtant, disait l'autre, notre seigneur, le vieux comte de Vercel, est bon pour nous, on ne saurait le nier. Nous serions injustes, Pierre, en nous révoltant contre lui.
- N'importe, il le faut ! Huit jours ne se passeront pas, je t'en avertis, que nous n'ayons pris les armes. Je serai votre chef en ces contrées, moi, Pierre le Noir, et vous me suivrez, vous me suivrez tous ! Hé quoi ! (et la voix de l'homme s'assombrissait), hé quoi ! je verrais mon enfant, ma petite Hélène, malade, couchée, mourante peut-être, et, faute d'argent, je ne pourrais payer les coûteux médicaments de l'apothicaire ! Je suis pauvre et ne veux plus l'être ! Je ne le serais plus !
- Toujours malade, alors ? demanda l'interlocuteur, tristement.
- Toujours, oui. Quelle maladie ? Je ne sais. Mais l'enfant est si faible et si pâle, que c'en est pitié ! Il faudrait... quoi ?... Il faudrait des vins généreux, des mets réconfortants, toutes choses que je ne puis lui donner...
- Mais que je lui donnerai, moi," dit une voix jeune, aux inflexions musicales.
Les deux hommes se retournèrent surpris.
"La Fée banche !" murmurèrent-ils.
Une jeune fille, merveilleusement belle, simplement vêtue d'une longue robe blanche, la tête un peu inclinée sous ses lourdes tresses blondes, roulant une fleur entre ses mains fines, regardait les serfs en souriant.
"Indiquez-moi votre demeure," dit-elle.
Son bonnet à la main, Pierre le Noir, d'une voix respectueuse et émue, lui indiqua la route et lui désigna la maisonnette rouge dont le toit pentu s'apercevait au milieu des arbres.
"Quand vous rentrerez chez vous, dit la jeune fille, votre enfant pourra vous sourire, et, dans quelques jours, elle se lèvera, chantera, courra autour de vous, gaie et rose comme au temps passé !"
Et, sans laisser aux pauvres gens le temps de la remercier, elle s'éloigna, suivie d'un vieux serviteur qui portait sous le bras un panier volumineux.
"Ah ! mon enfant est sauvée ! s'écrai Pierre. Quand la Fée blanche passe en une maison, les plus malades aussitôt se relèvent guéris.
- Est-elle vraiment fée ? demanda l'autre villageois avec une curiosité naïve.
- Je ne sais. Toujours est-il qu'elle fait le bien partout. On ignore d'où elle vient. Le matin, tout à coup, on l'aperçoit dans la campagne. Au coucher du soleil, elle s'éloigne, disparaît, et nul ne connaît sa demeure.
- On m'a dit, à moi, qu'elle n'est autre que la jeune fille de notre suzerain, revenue de la ville où elle habitait depuis son enfance - sa mère étant morte -chez une abbesse.
- Ah !... fit Pierre d'un ton dubitatif, peut-être... Mais non ! ... non... J'aime mieux croire que c'est une fée !"
Lorsque le paysan rentra dans sa demeure, son enfant, comme la jeune fille le lui avait annoncé, l'accueillit d'un bonjour joyeux : la Fée blanche était venue, la fée aux doux regards, aux paroles enchanteresses ! Et des friandises couvraient la table ; quelques flacons de vin vieux attendaient qu'on les débouchât. Pierre le Noir, ce rude et farouche paysan, sentait les larmes lui monter aux yeux.
"Et, ajouta Hélène, elle m'a dit qu'elle reviendrait encore, qu'elle reviendrait souvent, qu'elle me soignerait jusqu'au jour où je pourrai, comme je le faisais jadis, courir dans les prés et les bois, poursuivre les papillons et cueillir les fleurs."
Et le lendemain, et le surlendemain, la Fée blanche revint dans l'humble maisonnette. Au bout d'une semaine, l'enfant était presque rétablie.
"Je reviendrai moin souvent, dit la jeune fille. Tant de pauvres réclament mon temps et mes soins !
- Mademoiselle... madame..., balbutia Pierre. Je ne suis qu'un campagnard, moi : je n'ai rien à vous offrir, oh ! rien... presque rien !... je n'ai que ma vie. Mais, à l'occasion, je vous la donnerai de grand coeur !
- Votre vie est à votre enfant, dit la Fée blanche. Moi, je suis assez récompensée du bien que je puis faire par la joie que j'éprouve à le faire."
Et elle s'éloigna pour porter à d'autres malades, à d'autres affligés, la consolation et le réconfort. Or, elle était bien, ainsi que le disaient quelques-uns, la fille du suzerain, et son était Gabrielle de Vercel. Sa mère était morte le jour de sa naissance ; elle avait été élevée à la ville, et n'était revenue que depuis peu. Pour prodiguer le bien à son aise, elle cachait aux paysans son nom et sa condition.
"S'ils savaient, disait-elle, qui je suis, les uns, intimidés, n'oseraient plus me raconter leurs peines ni m'exprimer leurs désirs. Les autres, aigris par le labeur et la misère, me repousseraient avec haine et mépris. Je ne veux être pour eux que la Fée blanche."
Gabrielle, afin de garder son secret, sortait du château par une porte dérobée qui ouvrait sur les bois, arrivait sans qu'on sût d'où elle venait, et, toujours par la même route, ne rentrait qu'à la nuit close. Elle était, dans ces pauvres villages, comme un sourire au printemps, un rayon de joie...
Hélas ! l'époque était bien sombre ! Partout les villageois se révoltaient contre leurs seigneurs. Ils se soulevèrent à la fin dans cette contrée jusque-là paisible. Et le chef de la révolte était, comme il l'avait dit lui-même proclamé, Pierre le Noir. Or, Gabrielle apprit que les serfs prenaient les armes contre le comte, son père, pour se délivrer du poids des impôts et des charges féodales ; elle apprit que, impitoyables dans leur haine, ils allaient attaquer le château, qu'ils incendieraient et tueraient, que la rébellion était proche ! Elle apprit aussi que Pierre le Noir dirigeait l'assaut, et, au cours de ses promenades bienfaisantes, elle en entendit fixer la date.
"J'ai sauvé son enfant, murmura-t-elle avec tristesse, et lui !... C'est vrai qu'il ne sait qui je suis, et que, en marchant contre le château, il  ne pense ni m'attaquer ni attaquer ceux que j'aime... Nous verrons ! L'avenir est aux mains de Dieu..."
Après de longues réflexions, Gabrielle décida qu'elle ne révélerait à son père aucun de secrets qu'elle avait surpris.
"Il organiserait une défense acharnée, et, des deux parts, le sang coulerait. Je ne veux pas de bataille ! A moi seule, je suffirai à éloigner les assaillants, sans autres armes que ma parole et ma faiblesse."
Le jour où devait avoir lieu l'attaque, la jeune fille donna aux archers, sans que le comte en put rien savoir, l'odre de laisser toutes les poternes ouvertes. Puis, remontant dans sa chambre dallée de marbre, elle appela son vieux serviteur.
"Descends vers le village, dit-elle. Entre dans la demeure de Pierre le Noir. Tu ne le trouveras point en sa chaumière, mais tu trouveras son enfant et lui diras ces simples mots : La Fée blanche vous veut auprès d'elle... Elle viendra... Va !"
Peu de temps après, arrivait en effet l'enfant toute stupéfaite de voir en ce manoir celle qu'elle prenait pour une fée. Gabrielle l'embrassa.
"Voulez-vous, chérie, que nous descendions dans la grande salle du bas ? Nous y ferons collation, puis nous nous divertirons ensemble."
... Maintenant, dans la grande salle du rez-de-chaussée, la jeune fille et la petite Hélène s'amusaient comme deux enfants. Le soir tombait. Les hommes d'armes, réunis dans le donjon, buvaient les vins rose dans les hanaps profonds ; le vieux comte soutenait contre son chapelain de longues discussions théologiques ; quant aux serviteurs, ils sommeillaient dans les coins. De temps à autre, Gabrielle regardait, à travers les vitraux armoriés, la campagne immense sur laquelle peu à peu la nuit tombait. Elle aperçut tout à coup, dans le lointain, des torches qui semblaient se mouvoir.
"Les voici !" murmura-t-elle.
Et elle s'assit dans sa haute stalle de chêne sculpté, tenant Hélène sur ses genoux. La lumière du foyer jetait des lueurs rouges sur la robe blanche de la vicomtesse.
Voici, tout à coup, que les clameurs retentissent vers l'enceinte. Les cris résonnent étrangement contre les épaisse murailles de pierre. Ils les franchissent... C'est dans la cour, maintenant, qu'ils éclatent, c'est aux portes mêmes du château. Ce sont eux, les Jacques, les incendiaires !... Les clameurs sont sauvages, terrifiantes.
Le vieux comte a frémi.
"Oh ! mon père ! crie-t-il au chapelain éperdu, priez pour nous, car notre heure est sans doute arrivée !"
Et, aussi vite que le lui permet son grand âge, il endosse, sans écuyer, sa cuirasse et son casque. Partout, les soldats s'arment en hâte... Trop tard ! Trop tard... Il fallait veiller, et non boire en chantant !... Trop tard, car déjà la bande furieuse envahit le rez-de-chaussée, car déjà les mutins pénètrent dans la grande salle...
La salle était sombre, éclairée à peine par les derniers reflets des flammes assoupies. Surpris par cette obscurité, les révoltés, un instant, s'arrêtèrent, fixant du regard, avec une sorte de crainte, une apparition blanche qui s'était dressée, et, maintenant, d'un pas lent, marchait vers eux... Tremblants, ils firent un pas en arrière... Une voix douce parla, s'adressant au chef :
"Bonsoir, Pierre !... Vous le voyez, je vous ai pris, pour aujourd'hui votre enfant..."
Les paysans laissèrent tomber leurs armes. Tous, stupéfaits, frémissants, terrifiés comme s'ils avaient commis un sacrilège, tous, à voix basse, ils murmuraient :
"La Fée blanche !... La Fée blanche !...
- La Fée blanche !..." dit Pierre lentement.
Et, après un instant de silence, se jetant à genoux devant elle :
"Ah ! s'écria-t-il avec un sanglot de désespoir, je suis si coupable que Dieu jamais ne me pardonnera !
- Mais moi, dit Gabrielle, qui vous pardonne, je le prierai pour vous !"
Au même instant, les soldats du comte faisaient irruption dans la salle, la hallebarde au poing. D'un geste, Gabrielle les arrêta.
"Ce n'est rien, dit-elle simplement. Ces braves gens sont venus me voir..."
Sans combat, sans effusion de sang, la révolte était vaincue !
Plus jamais, chez les sujets du comte de Vercel, on n'eût à repousser de rébellion. Soumis comme ils ne l'avaient jamais été jusqu'alors, les vassaux voulaient faire oublier à leur suzerain leur conduite en ces jours de trouble. Et, surtout, ils voulaient se rendre dignes de la bonté généreuse de la Fée blanche !...

Auguste BAILLY


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