Passion Maupassant

Publié le 09 août 2011 par Dubruel

APRÈS

L’abbé Mauduit

Desservait la paroisse depuis

Déjà deux semaines.

On le savait doux et amène,

La comtesse lui demanda donc un jeudi

De se joindre aux notables de sa cour,

Entre deux tasses de thé, elle dit :

-«Monsieur le curé, c’est votre tour,

Confessez-vous !»

Il n’aimait pas ce genre de rendez-vous,

Le vieillard aux blancs cheveux.

Il se rapprocha néanmoins du feu.

-«J’étais né pour être curé.

C’était ma voie, je m’y suis consacré.»

La châtelaine lui demanda expressément :

-«Qu’est-ce qui vous a déterminé ?

Vous ne semblez ni fou ni passionné.

Est-ce un chagrin, un événement ? »

-«Je n’étais pas né pour un monde habituel.

Mon père était garçon d’hôtel.

Il me mit fort jeune en pension.

Or ils sont sensibles parfois les garçons.

On les enferme

Loin de ceux qu’ils aiment.

Je ne jouais guère.

Je n’avais pas d’amis sincères.

Je regrettais la maison.

Je demeurais renfermé, sans expansion.

Qui se rend compte exactement

Que certains marmots

Deviennent inguérissables, en peu de temps.

Ce fut mon cas. Je ne disais mot.

Mais je devins d’une sensibilité si vive

Que mon âme ressemblait à une plaie vive.

J’atteignis seize ans.

J’avais bien le sentiment

Que la vie est une lutte effroyable

Où l’on reçoit des coups épouvantables.

J’avais en moi l’envie d’esquiver

Ce combat où j’aurais été vaincu et achevé.

Après mes études, on me donna trois mois

Pour trouver un emploi.

Mes parents avaient pour seuls sujets 

De conversation mon métier ou mes projets.

Ils m’aimaient en gens pratiques.

Avec leur raison critique

Bien plus qu’avec leur cœur.

Or un soir, vers sept heures,

J’aperçus un chien qui trottait

Vers moi. A dix pas, il s’arrêtait.

Je l’appelais.

Il s’approcha. Je le cajolais.

Il me lécha, s’enhardit

Et jusqu’à la maison, on se rendit.

J’aimai Sam passionnément

Et il me donnait de la tendresse, vraiment.

Nous étions comme deux frères

Perdus sur la terre.

On était sans défense et isolés.

Il mangeait à notre familiale tablée.

Mes parents en étaient mécontents.

Ce chien me suivait tout le temps.

Si je m’asseyais au bord d’un pré,

Il se couchait là tout près.

Un jour, vers la fin mai,

Nous cheminions vers Edmée.

Je vis venir la diligence de Ravereau.

Elle accourait au galop des chevaux.

Sous les roues, la poussière s’élevait

Comme elle arrivait,

Sam, au-devant d’elle, se précipita

Le pied d’un cheval le culbuta.

Il hurla affreusement.

Fou de douleur, il mourut en un instant.

Je ne puis exprimer ce que je ressentais

Quel malheur je supportais.

Le soir, mon père furieux

De me voir dans un tel état pour si peu,

S’écria : « Qu’est-ce que ce sera

Quand tu auras

De vrais chagrins,

Si tu perds ta femme ou un gamin… »

Ces mots me restèrent en mémoire.

Les petites misères, les déboires

Prenaient à mes yeux l’importance

Catastrophique de la non-assistance

Réellement.

J’étais organisé pour souffrir affreusement

De tout, pour percevoir chaque impression

Douloureuse. Une peur atroce de l’existence

Me saisit avec insistance.

J’étais sans passion, Sans ambition.

Je la passerai, ma vie,

Au service des autres, à soulager leurs soucis.

Comme j’étais torturé par la misère humaine !

Il fut donc bien préférable que ces peines,

Ces souffrances intolérables, ces afflictions

Soient devenues pitié et compassion.

Il valait mieux que mon douloureux cœur

Supporte les chagrins que j’ai à toute heure.

Je n’aurais pas pu voir mourir

Un de mes enfants sans moi-même mourir. »

L’abbé Mauduit regardait le feu parfait

Et reprit d’une voix profonde :

« J’ai eu raison, je n’étais point fait

Pour vivre dans ce monde. »

Après un moment,

La comtesse prononça doucement :

« Moi, si je n’avais pas

Mes petits-enfants et mes livres,

Je crois que je n’aurais pas

   Le courage de vivre. »