APRÈS
L’abbé Mauduit
Desservait la paroisse depuis
Déjà deux semaines.
On le savait doux et amène,
La comtesse lui demanda donc un jeudi
De se joindre aux notables de sa cour,
Entre deux tasses de thé, elle dit :
-«Monsieur le curé, c’est votre tour,
Confessez-vous !»
Il n’aimait pas ce genre de rendez-vous,
Le vieillard aux blancs cheveux.
Il se rapprocha néanmoins du feu.
-«J’étais né pour être curé.
C’était ma voie, je m’y suis consacré.»
La châtelaine lui demanda expressément :
-«Qu’est-ce qui vous a déterminé ?
Vous ne semblez ni fou ni passionné.
Est-ce un chagrin, un événement ? »
-«Je n’étais pas né pour un monde habituel.
Mon père était garçon d’hôtel.
Il me mit fort jeune en pension.
Or ils sont sensibles parfois les garçons.
On les enferme
Loin de ceux qu’ils aiment.
Je ne jouais guère.
Je n’avais pas d’amis sincères.
Je regrettais la maison.
Je demeurais renfermé, sans expansion.
Qui se rend compte exactement
Que certains marmots
Deviennent inguérissables, en peu de temps.
Ce fut mon cas. Je ne disais mot.
Mais je devins d’une sensibilité si vive
Que mon âme ressemblait à une plaie vive.
J’atteignis seize ans.
J’avais bien le sentiment
Que la vie est une lutte effroyable
Où l’on reçoit des coups épouvantables.
J’avais en moi l’envie d’esquiver
Ce combat où j’aurais été vaincu et achevé.
Après mes études, on me donna trois mois
Pour trouver un emploi.
Mes parents avaient pour seuls sujets
De conversation mon métier ou mes projets.
Ils m’aimaient en gens pratiques.
Avec leur raison critique
Bien plus qu’avec leur cœur.
Or un soir, vers sept heures,
J’aperçus un chien qui trottait
Vers moi. A dix pas, il s’arrêtait.
Je l’appelais.
Il s’approcha. Je le cajolais.
Il me lécha, s’enhardit
Et jusqu’à la maison, on se rendit.
J’aimai Sam passionnément
Et il me donnait de la tendresse, vraiment.
Nous étions comme deux frères
Perdus sur la terre.
On était sans défense et isolés.
Il mangeait à notre familiale tablée.
Mes parents en étaient mécontents.
Ce chien me suivait tout le temps.
Si je m’asseyais au bord d’un pré,
Il se couchait là tout près.
Un jour, vers la fin mai,
Nous cheminions vers Edmée.
Je vis venir la diligence de Ravereau.
Elle accourait au galop des chevaux.
Sous les roues, la poussière s’élevait
Comme elle arrivait,
Sam, au-devant d’elle, se précipita
Le pied d’un cheval le culbuta.
Il hurla affreusement.
Fou de douleur, il mourut en un instant.
Je ne puis exprimer ce que je ressentais
Quel malheur je supportais.
Le soir, mon père furieux
De me voir dans un tel état pour si peu,
S’écria : « Qu’est-ce que ce sera
Quand tu auras
De vrais chagrins,
Si tu perds ta femme ou un gamin… »
Ces mots me restèrent en mémoire.
Les petites misères, les déboires
Prenaient à mes yeux l’importance
Catastrophique de la non-assistance
Réellement.
J’étais organisé pour souffrir affreusement
De tout, pour percevoir chaque impression
Douloureuse. Une peur atroce de l’existence
Me saisit avec insistance.
J’étais sans passion, Sans ambition.
Je la passerai, ma vie,
Au service des autres, à soulager leurs soucis.
Comme j’étais torturé par la misère humaine !
Il fut donc bien préférable que ces peines,
Ces souffrances intolérables, ces afflictions
Soient devenues pitié et compassion.
Il valait mieux que mon douloureux cœur
Supporte les chagrins que j’ai à toute heure.
Je n’aurais pas pu voir mourir
Un de mes enfants sans moi-même mourir. »
L’abbé Mauduit regardait le feu parfait
Et reprit d’une voix profonde :
« J’ai eu raison, je n’étais point fait
Pour vivre dans ce monde. »
Après un moment,
La comtesse prononça doucement :
« Moi, si je n’avais pas
Mes petits-enfants et mes livres,
Je crois que je n’aurais pas
Le courage de vivre. »