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Giddens et le libéralisme de gauche

Publié le 08 août 2011 par Copeau @Contrepoints

Alain Laurent explique, dans un article repris de Catallaxia.org, ce qu’est et ce qui, selon lui, n’est pas un authentique libéralisme de gauche.

Giddens et le libéralisme de gauche

Anthony Giddens

Un nouveau spectre hante l’actualité intellectuelle et politique européenne depuis la fin du Xxe siècle : le « libéralisme de gauche ». Bien qu’elle se réfère à l’action gouvernementale de Tony Blair et Gerhardt Schröder ainsi qu’aux évolutions doctrinales du « New Labour » et de la social-démocratie allemande, cette expression ne renvoie-t-elle pas plus à la quadrature du cercle qu’à un objet théorique précisément identifiable, consistant et cohérent ? Et, pour les libéraux classiques, peut-elle représenter autre chose qu’une illusoire et dommageable chimère ? Peu explorée, l’allégation d’un libéralisme de gauche indispose tous ceux qui se cramponnent dogmatiquement à des frontières idéologiques intangibles, et estiment que sous cette apparence d’oxymoron et se théorisation en « troisième voie » se cachent d’inacceptables compromissions et d’improbables mariages entre l’eau et le feu. Du côté libéral, et surtout des libéraux conservateurs ou marchéistes pour lesquels tout ce qui est « de gauche » sent d’emblée le soufre, cet apparentement est décrété impossible et en tous cas condamnable : s’il y avait un libéralisme de gauche, cela ne prouverait-il pas qu’il y a corrélativement un libéralisme « bourgeois », le leur ? Pour la vieille gauche socialiste, c’est tout simplement pactiser avec le diable et l’enfer capitalistes : « le libéralisme de gauche, fourrier de la société de marché », comme le dit Alain Minc en traduisant avec ironie leur réaction (www.capitalisme.fr). On y crie d’autant plus à la trahison que l’initiative du rapprochement est venue de certains secteurs de la gauche et non des libéraux…

Pour achever de compliquer les choses, l’expression « libéralisme de gauche » se trouve fréquemment associée à celles de « social-libéralisme » à gauche, ou de « libéralisme social » chez les libéraux – aussi confuses l’une que l’autre. « Social-libéralisme » parce que, calquée sur celle de social-démocratie, elle centre bien plus son contenu sur un « social » devenu un mot-valise vide de toute signification précise quand il ne demeure pas imprégné d’un relent d’égalitarisme étatique que sur un libéralisme relégué au second plan et auquel seraient consenties d’inévitables concessions. Tandis que « libéralisme social » présuppose arbitrairement que par essence, le libéralisme ne comporterait aucune préoccupation d’équité économique, et qu’il faudrait le compléter par de bonnes œuvres charitables.

Si elles étaient établies, la réalité et la viabilité d’un libéralisme de gauche aussi authentiquement libéral que de gauche contribuerait assurément à dédroitiser et recentrer une tradition libérale au champ élargi et à la dynamique revivifiée. En tête de leurs conditions théoriques de possibilité figure l’existence d’une gauche dont l’engagement anti-totalitaire serait également anti-collectiviste. Qui ne se fourvoie pas dans l’illusion syncrétique d’une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme, ne s’en tienne pas à la dimension politique du libéralisme pour oser en finir avec les excès de l’interventionnisme assistanciel, redistributif et ultra-réglementariste de l’État providence – et adhère sans restriction aux principes individualistes de responsabilité individuelle, de liberté contractuelle et de respect du droit de propriété. Sur la base du paradigme libéral, le libéralisme de gauche illustrerait alors la possibilité intellectuelle d’en déduire des conséquences et applications pratiques autres que celles du libéralisme de pur laissez-faire. Son pari : dans la ligne des idées d’un Karl Popper suggérant dès 1958 de « réduire ce qui semble tant faire question dans l’État welfare : la bureaucratisation et la mise en tutelle de l’individu » (En quoi croit l’Occident ?), parvenir à concilier l’éradication des principes et effets pervers de l’État providence avec l’exigence d’accompagner le libre marché de dispositifs qui en suppriment la brutalité et la clôture pour les moins bien lotis. Il s’agirait de « rendre tout un chacun capable de prendre ses responsabilités et de faire preuve d’initiative pour affirmer sa compétence sur le marché au lieu de se comporter comme un « raté » et de recourir à l’assistance de l’État », pour reprendre les termes d’Habermas dans Après l’État-nation. Cet étrange narrateur théorique existe-t-il ? Certes, et qui plus est, il ne date pas d’aujourd’hui. A la question « le libéralisme de gauche, combien de divisions ? », il faut même de plus répondre qu’elle ne sont pas intellectuellement insignifiantes puisqu’au sein de la tradition libérale classique, il ne fut pas rare de voir des penseurs à précocement témoigner d’une incontestable sensibilité « de gauche ». A la fin de ses Droits de l’homme, Thomas Paine fut parmi les tous premiers à se soucier de protéger les droits des plus déshérités. Tocqueville, lui, dénonça les aspects aliénants de la division du travail et préconisa d’aider les prolétaires à se constituer une épargne. Et Stuart Mill, dès les dernières pages de De la liberté et plus encore en divers écrits parus peu avant qu’il ne disparaisse s’employa à rendre certaines des critiques et propositions socialistes compatibles avec la logique d’un libéralisme pour tous. A ces premiers libéraux de gauche en ont succédé d’autres au XXe siècle, en rangs relativement fournis. En France, il faut compter avec le leader radical Yves Guyot (rédacteur en chef du très laissez-fairiste Journal des Économistes…), ou Alain, partisan éclairé d’un libre marché à l’accès démocratisé, et d’une certains façon Raymond Aron, qui a toujours défendu le bien-fondé d’une correction des inégalités sociales par l’action de l’État. Dans l’aire anglo-saxonne, Isaïah Berlin et Karl Popper n’ont cessé d’allier leur anti-collectivisme à de vives critiques à l’encontre des injustices entraînées par un laissez-faire intégral. En Allemagne, les thèses « ordo-libérales » de W. Röpke (… membre de la Mont-Pèlerin Society) exposées en particulier dans Une économie humaine : le cadre social du marché libre furent toutes entières orientées vers l’édification d’une économie sociale de marché. A ce recensement qui ne saurait être exhaustif, il faudrait entre autres ajouter les noms d’Ortega Y Gasset, et, en Italie, ceux de Luigi Einaudi et de Norberto Bobbio : preuve, s’il en fallait, qu’à l’instar du libéralisme en général, le libéralisme de gauche est non seulement une réalité « vivante », mais aussi l’œuvre d’un concert européen des nations.

En marge de ce consistant courant de gauche que seuls les esprits sectaires pourraient songer à exclure de la famille libérale, il convient de noter que le discours de plusieurs des libéraux les plus pleinement acquis au laissez-faire manifesta d’évidentes préoccupations de vrai progrès social. Turgot défendit le droit des pauvres de pouvoir librement travailler (et les libéra effectivement de la « corvée »), Adam Smith et Jean-Baptiste Say plaidèrent pour l’instauration d’une instruction publique gratuite à l’intention des travailleurs les plus humbles, et Bastiat, non content de siéger à gauche au Parlement, fut l’initiateur des bourses du travail et appuya de toutes ses forces l’idée des sociétés de secours mutuel…

Loin de se cantonner à un pieux et idéaliste discours, la philosophie sociale du libéralisme de gauche vient d’être pensée, traduite et vulgarisée en termes politiquement concrets par les intellectuels proches des travaillistes anglais – en premier lieu par Anthony Giddens (The Third Way, titre malgré tout problématique…). L’inflexion doctrinale « blairiste » en direction du libre marché et des principes de l’éthique libérale classique est suffisamment flagrante pour avoir révulsé les socialistes français, encore tout imprégnés de culture marxiste et trotskiste. Surtout, cette rhétorique novatrice n’est pas demeurée lettre morte. Si pendant la période thatchérienne, c’étaient Smith et Spencer passant à l’acte, la pratique gouvernementale du « New Labour » de Tony Blair s’inspire directement des préceptes de Stuart Mill et de Karl Popper. Le « New Deal » prôné par le blairisme a ainsi l’ambition de soutenir activement chômeurs et travailleurs modestes sans retomber dans les ornières collectivistes de l’aide sociale inconditionnelle à tout va : au welfare succède le workfare. Tout en créant un salaire minimum en Grande-Bretagne, il propose un nouveau contrat alliant risque et sécurité en vue de développer les atouts concurrentiels (l’employabilité) des individus sur le marché et leurs chances de mobilité sociale. L’idée est en même temps de passer d’une société d’actionnaires (Stakeholding) à une société de partenaires (Shareholding) participant pleinement et équitablement à la dynamique capitaliste. Car ce dispositif ne doit en rien écorner l’économie de libre concurrence : il s’agit de s’en servir au lieu de simplement la servir. C’est pourquoi Tony Blair n’est revenu sur aucun des acquis de la libéralisation thatcherienne (déréglementations, privatisations, réduction de la pression fiscale, mise hors-jeu de la bureaucratie syndicale, …), ce qui lui a valu les foudres du Grand Inquisiteur Bourdieu vitupérant « le social-libéralisme à l’anglaise, ce thatcherisme à peine ravalé » (Contre-feux 2).

Bien que le néo-travaillisme soit aussi sous une certaine influence communautarienne (celle des philosophes Amitaï Etzioni et John Gray), trop d’éléments font au total pencher la balance dans le sens libéral pour que l’on puisse hésiter à convenir qu’il y a bien là un réel libéralisme de gauche. Aussi bien la dure critique de la « culture de dépendance » sécrétée par le welfare State que l’institution d’aides sociales liées à l’obligation de reprendre un travail et de retrouver l’autonomie sont de facture classiquement libérales. Les propos des membres du gouvernement travailliste sont sans ambages : « Le temps des droits automatiques à l’allocation sociale sont révolus. Nous seront durs » (T. Blair), « A partir d’aujourd’hui, on n’aura plus le droit de rester chez soi sans rien faire tout en touchant des allocations » (G. Brown), « Il faut tirer les gens de la pauvreté et de la dépendance pour les conduire vers la dignité et l’indépendance » (Fr. Field), « (L’aide sociale) fonctionne souvent à l’encontre de la nature humaine … La culture des allocations doit être changée » (T. Blair). Difficile de se montrer plus résolu à en finir avec le monument historique illibéral de l’État providence !

C’est en bonne logique qu’on le constate : le critère libéral décisif de la responsabilité individuelle est devenu le maître-concept orientant l’action du travaillisme post-moderne. « Nous croyons dans la responsabilité des individus de se prendre en charge quand ils le peuvent » affirma T. Blair en décembre 1997. La détermination néo-travailliste à réindividualiser la responsabilité et la rétablir au cœur de la régulation sociale est telle qu’elle a conduit à adopter et appliquer le principe de la « tolérance zéro » face à la délinquance. Selon J. Straw (ministre de l’Intérieur), « Une culture de l’excuse s’est développée dans le système judiciaire pour mineurs. Une excuse de sa propre inefficacité, sous prétexte que (les délinquants) sont victimes de leur environnement social. On les met trop rarement face … à leurs responsabilités ». Si l’on ajoute enfin qu’en valorisant l’éthique du travail et la récompense de l’effort personnel, ce travaillisme revu et corrigé s’inscrit effectivement dans la perspective d’un « new individualism », force est de conclure qu’il fraye bien plus la voie 1 bis du libéralisme qu’une vague et ambiguë troisième voie entre individualisme libéral et étatisme collectiviste.

Ce libéralisme de gauche serait-il une exception… anglaise ? Pas le moins du monde. Aux États-Unis, l’administration Clinton et les « new democrats » l’ont pratiqué à leur manière en se référant aux mêmes thèmes du passage du welfare au workfare, de la restauration de la responsabilité individuelle et de la tolérance zéro. En Allemagne, les sociaux-démocrates reconvertis en « nouveau centre » affiche désormais des orientations théoriques similaires. Proche de G. Schröder (pour qui « le droit à la paresse » ne doit pas exister en Allemagne…), Bobo Hombach les expose en termes crus : « Celui qui vit de l’aide sociale calcule s’il est rentable pour lui de travailler … L’État doit encourager l’initiative personnelle. On ne doit pas vivre mieux en étant passif qu’en travaillant. L’aide sociale ne doit pas devenir un mode de vie … L’enjeu du XXIe siècle sera de synthétiser intelligemment des solutions de gauche – c’est-à-dire collectives – et libérales, comme la liberté individuelle » (entretien au Monde, 2 décembre 1998). Le chancelier Schröder lui-même enfonce le clou : « le bon choix est celui qui encourage la créativité et les potentialités des individus plutôt que de compter sur une redistribution a posteriori des revenus » (préface à la traduction de The Third Way). Et dans le très remarqué manifeste commun Blair – Schröder de juin 1999, l’accent est vigoureusement mis sur les bienfaits de la « flexibilité », du « sens de l’effort personnel » et de « la responsabilité individuelle ». Du libéralisme pur jus…

A la différence de la tradition libérale classique, le libéralisme de gauche constituerait-il une exclusivité propre à l’Europe (ou l’Amérique) du Nord ? La résistance farouche que lui opposent les socialistes français et l’inexistence d’un courant de pensée de ce type en France peut le laisser supposer : les intellectuels qui ne le rejettent pas d’emblée sont rarissimes [1]. Nouvelle manifestation de l’exception culturelle française percluse dans son étatisme congénitale et des schèmes marxisants qui perdurent, cette situation fait qu’à gauche on accepte au maximum un « socialisme de marché » rendu incohérent par l’attachement à une hyper-redistribution assistancielle et l’aversion pour la responsabilité individuelle ou la liberté contractuelle. Dommage pour la gauche qui y perd l’occasion de s’ouvrir au nouveau monde et de renouer avec certaines de ses valeurs originelles. Et pour le libéralisme, qui y perd celle de se revitaliser dans la pluralité.

Notes

Alain Laurent, la Philosophie libérale, les Belles Lettres, 2000.


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