Le noir et le blanc, l'un et le deux
Si les surréalistes, les imagistes, dont Pound, d'autres poètes héritiers de William Blake, de Nerval à Michel Camus, trouvent en ces formes symboliques distributrices de mondes des occasions de créer des hétérodoxies et des inventions baroques brassant les mythes et leurs hérésies, prenant appuis sur leur subjectivité dirigée vers le monde objectif, H. D. quant à elle crée une poésie inspirée des mythes de l'Égypte et de la Bible, venue donc du monde à la rencontre du poète et trouvant en sa voix une plénitude.
Mouvement en apparence seulement ! inverse de celui des poètes et penseurs qui partent de la constitution de soi au point de paraître obéir à une contrainte, à un destin, avec éclat depuis Hegel, Hölderlin et Schelling pour lesquels la réalisation de l'individu précède toujours la connaissance du monde ! Cycle, moment de l'histoire des transformations progressives des civilisations dont nous sommes parties prenantes aujourd'hui encore. Celui du souffle de l'espèce humaine dont les sociétés comptent des dizaines de millions d'individus et peinent à être aussi expertes que l'ont été les cités grecques, les sociétés amérindiennes étudiées par Lévi-Strauss et Pierre Clastres, dans l'art d'inventer des pratiques inédites du pouvoir partagé et le moins possible oppresseur envers la plupart de ses membres.
Remarque d'importance, H. D. ayant pour l'essentiel conçu cette Trilogie pendant la seconde guerre mondiale à Londres où l'effervescence autour des utopies, pour le meilleur et pour le pire ! à cette période battait son plein. Et d'autant plus qu'elle a pu voir sortir tel un mirage sur l'océan ou un ciel du désert, les esquisses des premiers Cantos d'Ezra Pound auxquelles sa poésie répond, l'art poétique de H. D. tenant de la concision et de la brièveté, celles louées par Hopkins, donnant à entendre une face de l'hermétisme, de l'oracle attachée aux espèces naturelles, à l'eau de l'histoire et du temps.
Et il est un fait qu'aux futurs États-Unis, cette exigence révolutionnaire - dans le sens large, soit la nécessité de créer une constitution inédite tout en sauvegardant les grandes strates des évolutions de l'ancien continent - des émigrants, pour laquelle ont travaillé La Fayette et Tocqueville, a questionné avec une acuité particulière non seulement les nouveaux venus des rives des lacs de Genève et de Constance de toute l'Europe, mais les poètes, dont Walt Whitman, Hart Crane, et Ezra Pound lui-même, qui en perdra le sens commun (non la santé mentale, mais en partie le sens de la liberté libre propre à l'espèce humaine) ainsi que H. D. en fait la relation dans Fin du tourment (1) avec acuité et sens de l'amitié sans censure. Ezra Pound ami de James Joyce dont il se fait l'apologiste avisé, au point de le sortir de l'ombre et permettre l'édition d'Ulysse (ce qui lui vaudra d'être immortalisé dans les pages de Finnegans Wake, livre qu'il désapprouvera) qui face à cette exigence de démocratie, chante les louanges de Mussolini ! alors même que Joyce sera censuré par l'Allemagne de Hitler, l'Union soviétique de Staline, l'Amérique de Roosevelt. Cette même urgence à penser la démocratie ne cesse de se faire pressante dans l'Amérique d'Obama, d'autant plus vivement quand l'oubli tend à la forclusion ! puisqu'en amont des débats portant sur l'esclavage et sur les définitions de la liberté, les émigrants ont commis les génocides de civilisations amérindiennes qui avaient su répondre aux défis politiques de leur temps, ce dont Charles Olson, Jerome Rothenberg (2) Susan Howe se souviennent, certains américains ayant toujours à l'esprit ce fait que les survivants de ces génocides ont été les contemporains de Thoreau, de Withman, de Chateaubriand qui ont découvert les joies de la nature "sauvage" ! Que ne nous ont-ils demandé de les instruire !? (3) doivent-ils dire, encore aujourd'hui, sans naïvetés excessives ni illusions rétrospectives, sachant que la puissance de feu devait imposer sa loi ni plus ni moins que Sitting Bull sorti vainqueur de Custer à la bataille de Little Big Horn l'a dit lui-même ! pensant néanmoins à ces descendants de Montaigne et de la Boétie qui auraient pu condamner plus radicalement cette course en avant de la cupidité, celle-là même qui, plus encore que la supériorité de l'adversaire, les tourmentaient, comprenant qu'un pouvoir sans respect pour sa propre humanité met en péril toutes les formes de la vie ! Cycle dont nous sortons malgré tous les indices contraires, disent les optimistes, depuis la fin actée du partage de Yalta, en 1989.
H. D. paraît ainsi créer à l'envers ou à contretemps de la plupart des autres poètes, Williams, Zukofsky ou même Olson. Plus inflexible malgré les apparences vis-à-vis d'une objectivité première théorisée par ces derniers qu'aucun autre poète de son temps, sans pour autant altérer les réalités concrètes, chairs des civilisations où l'histoire et la mythologie s'engendrent mutuellement. Réel dont les apparences et les noms - au fil d'époques anté-bibliques, avant Adam et Ève, jusqu'en l'année 1944 où la trilogie finit et commence autant pour son auteur que pour ses lecteurs, alors que H. D. vit à Londres sous les bombes ennemies - les substances au gré de leurs positions les unes par rapport aux autres dans l'étendue-histoire-éternité du monde, selon leurs poids et leurs aptitudes à relier le feu, l'air, la terre et l'eau entre eux, suivent le cours des trois recueils chacun ombre et soleil des deux autres composés de vers concis et brefs, sans être elliptiques.
H. D. éprouve ainsi la mobilité des symboles, en même temps qu'elle identifie les propriétés et les qualités des noms qui fluctuent. Cette connaissance vécue lui permet du tutoyer les réalités à travers sa poésie, notre joie est unique, pour nous, / grappe, lame, coupe, blé / sont des symboles dans l'éternité, / et chaque objet concret a une valeur abstraite, hors du temps / dans la parallèle du rêve dont le sigil lié n'a pas changé / depuis Ninive et Babel de façon frontale. Directe, alors même que le réel échappe ou exige si souvent des intermédiaires. Mais la vision du poète permet si bien de donner les sens appropriés des mots et des personnes, des mythes, que la simplicité sans entraver ni édulcorer les transformations innombrables des réalités, finit par trouver les moyens d'imager les noms et leurs actions, les trajets et les lointains cardinaux qui se modifient à chaque pas, d'une façon simple. Le simple propre à montrer l'autre face du réel de la même façon que le soleil derrière nous éclaire les couleurs des objets avec une netteté qu'auparavant nous aurions cru impossible à atteindre. Au point de pouvoir tourner autour des certitudes afin d'être fidèle à leurs évolutions et voir leurs ombres et leurs sens nouveaux.
Ainsi découvre-t-on au fil de ces poèmes, des réalités plus que des hypothèses " Sirius : quel mystère est ceci ? tu es graine, blé près du sable, / enfermé dans du plomb noir, / terre labourée. et blanc n'est pas une non-couleur, / comme on nous l'a appris à l'enfance." sans ce sentiment nostalgique né de l'évocation d'un monde enseveli par rapport auquel nos temps seraient à jamais débiteurs, invoqué par T.S. Eliot. Aussi, la pensée vagabonde à se remémorer telle aube vue par nous-mêmes, les tempéraments des peintres apposant les teintes successives des couleurs sur un herbier imaginaire des regards des générations humaines portées sur la nature & elles-mêmes, indissociablement.
Thème inépuisable pour nombre de poètes, d'iconologues et d'historiens des symboles, les enjeux de la compréhension des couleurs et leurs influences sur nos actions les plus quotidiennes ont été déjà pour Goethe, Wittgenstein, dites cruciales. Wittgenstein lisant Goethe, s'interroge sur nos possibilités de pouvoir partager une vision, des vues sur la couleur, tout en soulignant, en plus d'une occasion, une certaine forme de parti-pris de son aîné. Emporté par une défense immodérée de la peinture et du caractère souverain de la lumière, désireux de sauver coûte que coûte son origine, voulant démontrer contre Newton que cette dernière échappe en fin de compte à toutes sciences et mathématiques humaines. Aussi Goethe définissant les relations des couleurs physiologiques, physiques et chimiques en contact avec la nature et leurs effets sur la psyché humaine, a raison d'affirmer que nos perceptions et nos sensations penchent du côté de l'artiste, soulignant des influences réciproques entre les images échangées, autant reçues et crées par nous, que par les autres espèces vivantes de la nature. Mais il a tort de vouloir caricaturer Newton, qui n'a jamais prétendu réduire les potentialités et qualités de la lumière à des descriptions scientifiques. Aussi Wittgenstein est-il moins partial que Goethe, puisqu'il prend en compte les arguments scientifiques et les réalités subjectives dont il expérimente les relations, observant que nous nous échangeons spontanément et quotidiennement des affirmations touchant à nos façons de voir les couleurs, le langage choisi pour décrire à autrui ce que nous voyons, participant à la formation de nos jugements sur le monde.
H. D. en poète sait elle-même que loin d'avoir à redouter de se tromper en affirmant que le blanc et le noir sont des couleurs, y voit sans doute une traduction moderne de la formule goethéenne qui veut qu'ils n'en soient pas, Goethe privilégiant l'ambiguïté de formes idéales. Celles-là mêmes qui, au lieu de servir de médiations aux sensations et perceptions communes, revendiquent un principe intransitif qui échappe à la raison et auquel nous devrions obéir sans conditions. Goethe permet ainsi de comprendre l'écart subtil entre modernité et conservatisme, une objectivité héritée prenant le pas sur les désirs et les volontés des vivants. Ainsi nous trouvons nous à nouveau de plain-pied dans le réel, en compagnie de H. D. qui sait qu'aucune logique ne peut entraver l'énergie créatrice de la poésie. De même que le blanc et le noir sont des couleurs pour elles-mêmes, et non de simples promesses ou des devenirs, la floraison du bâton, dernier recueil, décrit comment la confusion entre le mythe et ses mues, ses peaux mortes est déjouée par le poète.
Que la légende pré-adamique ne cesse de suivre le cours des générations et de chaque naissance, cela éclate à la toute fin du poème, quand Kaspar et une jeune fille présentent leurs dons, après s'être côtoyés des lustres et des lustres à travers des témoignages, des récits sous les feux de camps au désert, lorsqu'en présence l'un de l'autre, l'une parle d'une voix simple, blanche et noire, à l'autre qui sait que le sceau de la jarre était intact / il ignorait si elle savait que la fragrance venait du bouquet de myrrhe / qu'elle tenait dans ses bras. Le "mythe" de l'androgynie surgit ici, Kaspar ignorant si elle sait ce qu'il sait, l'ignorance et la connaissance partagées à égalité. Sans nostalgie, puisque l'unité des sexes sauve à travers le regard du poète, leurs réciprocités complémentaires et partagées constituent ainsi d'une façon inédite les ailes des possibles, dans les proximités de l'invisible. Il y aurait bien d'autres choses à dire de ce livre, et ni plus ni moins que par l'action de toute poésie nécessaire, rien qui puisse remplacer l'expérience de ses lectures renouvelées.
[René Noël]
H. D. Trilogie, traduction de Bernard Hoepffner, série américaine, José Corti, 2011
1) H. D. Fin du tourment, suivi de Le livre de Hilda, Ezra Pound, trad. d'Auxeméry, La Différence, 1992
2) Jerome Rothenberg, Techniciens du sacré, trad. d’Yves di Manno, José Corti, 2008
3) voir Partition rouge, Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord, Jacques Roubaud, Florence Delay, Poésie poche, Points seuil.