Alain Resnais, l'auteur de quelques-uns des films qui ont marqué le cinéma contemporain : Nuit et brouillard, Hiroshima mon amour, Muriel ou le temps d'un retour, Je t'aime, je t'aime, La vie est un roman, est né à Vannes en 1922 et appartient à une génération de cinéastes qui a su marquer d'une empreinte indélébile le cinéma européen des années 1960 -70, celui des Italiens comme Pasolini et Francesco Rosi et des écrivains-réalisateurs tels que Chris Marker et Andrezj Wajda. Bien qu'il ait tourné son premier long métrage au même moment que débutaient un Truffaut et un Godard, il était leur aîné de dix ans et ses motivations n'étaient en rien les leurs. Ce n'est pas tant une idée de subversion qui l'animait qu'une remise en perspective de l'écriture cinématographique au service d'une pensée ré-actualisée. De santé fragile, Resnais s'initia très tôt à la lecture des grands écrivains et développa une maturité précoce. Il suivit des cours de théâtre, fit de la figuration dans Les Visiteurs du soir de Carné, puis étudia la mise en scène à l'I.D.H.E.C. Par la suite, il hésita sur la direction à prendre et se lança dans une série d'études concernant des peintres contemporains : Ernst, Labisse, Hartung, jusqu'à son magistral Guernica ( 1949 ), ainsi devint-il avec Georges Franju l'un des maîtres du documentaire à une époque où celui-ci surpassait en originalité et volonté d'engagement la plupart des longs métrages plus conventionnels. Loin de s'effacer devant les faits, Resnais manifestait déjà très clairement son désir d'interprétation créative de l'actualité, disait-il. En effet, il ne devait plus cesser d'utiliser les sujets divers qu'il abordait comme prétextes à des expériences stylistiques. Le scénario de son premier long métrage Hiroshima mon amour fut écrit par Marguerite Duras. Resnais travailla ensuite avec trois autres romanciers : Jean Cayrol, Jorge Semprun et Jacques Sternberg. Dans la presque totalité de ses films, on retrouve la même préoccupation, celle de traiter - comme le fit le Nouveau Roman - du problème du temps et de la mémoire, du réel et de l'imaginaire, ouvrant, dans le film que nous allons analyser, un puzzle captivant et un labyrinthe à mi - chemin des Surréalistes et de Julien Gracq. Car que s'était-il donc passé l'année dernière à Marienbad ?
Rarement la critique fut à ce point déconcertée par une oeuvre, certes étrange, mais magnifique, dont le scénario et les dialogues étaient signés par Alain Robbe-Grillet, d'abord l'une des têtes de file du Nouveau Roman, puis membre de l'Académie française. La première voix que l'on perçoit est celle du narrateur. A peine audible au début, elle va en s'affermissant au fur et à mesure que la caméra explore les interminables couloirs d'un palace baroque aux miroirs étincelants et aux plafonds surchargés de stuc et de dorures.
Peu à peu, nous saisissons des bribes de conversation, surprenons des silhouettes fugitives dans des attitudes bizarres, au point de nous demander dans quel monde troublant nous nous trouvons. Les ralentis de la caméra ont le pouvoir de substituer au monde réel un univers fantasmagorique et de faire de l'oeuvre une variation virtuose sur le thème de l'énigme.
Quel est donc ce monsieur X qui séjourne dans l'hôtel et cette ravissante inconnue qu'accompagne un homme au visage émacié ( Sacha Pitoeff ), ce monsieur M qui est peut-être son mari ? Les deux hommes vont s'affronter au jeu, car le jeu tient une place importante dans le film, symbolisant les hasards du destin et également la domination que M cherche à exercer sur ses partenaires. Il joue partie sur partie et ne perd jamais, froid, précis, impénétrable. Il prononce même cette phrase : Je puis perdre, mais je gagne toujours. Dans la règle pratiquée par lui, celui qui commence ne peut gagner contre un adversaire averti. Or, par courtoisie, M invite toujours l'autre à ouvrir la partie et, bien entendu, il gagne.
L'année dernière à Marienbad avec ses indices subtils, ses rêves hallucinatoires, ses descriptions oniriques revêt des allures de policier. Les pions, c'est- à -dire les personnages ( dont on ne connaîtra jamais les noms ), sont déplacés d'une case à l'autre par un réalisateur habile qui a la précision d'un joueur d'échecs. Ce monde clos, presque étouffant, ces personnages silencieux, cette action comme suspendue, ce décor luxueux et savamment ordonné déroutent et ensorcellent. On dirait que la pellicule dégage une sorte de magnétisme et son envoûtement subsiste longtemps après que la lumière soit revenue dans la salle. Et cette impression ne fera que s'amplifier au fur et à mesure des séquences courtes mais allusives où les personnages se croisent et se figent, s'adonnent avec distraction à des occupations qui semblent à peine les concerner. On a le sentiment de voir s'animer un monde fantomatique...cela dans une splendeur esthétique où aucun détail n'est laissé au hasard. Pas davantage les toilettes sophistiquées de l'inconnue que le moindre buis des admirables jardins à la française.
Bientôt X harcèle la jeune femme en l'assurant qu'ils se sont déjà rencontrés en ce même endroit l'an passé et qu'alors elle lui a promis de partir avec lui, ce dont elle ne semble pas se souvenir. Aussi poursuit-il sa tactique de persuasion avec une abondance de détails. Cette surimpression du présent et du passé finit par jeter le doute dans l'esprit de l'héroïne, autant que dans celui des spectateurs qui n'ont plus la certitude de rien. Formidable mixage du passé et du présent, du rêvé et du vécu, redoutable efficacité du metteur en scène qui joue l'illusionniste avec brio. Ce pouvoir de fascination réside dans le fait que nous croyons à chaque instant avoir trouvé la clef de l'énigme et qu'un nouvel élément entre en jeu pour nous en dissuader. Lorsque l'étranger est enfin parvenu à lui faire admettre l'authenticité de ce qu'il affirme, l'inconnue se tourne vers son mari et d'un air désespéré parait le supplier de ne pas l'abandonner. Il lui dit alors flegmatique : mais c'est toi qui m'abandonnes. C'est donc sans joie, sans ferveur, qu'elle part, comme si la force de persuasion de X avait eu raison de sa volonté et qu'elle devenait la victime d'une destinée implacable où l'illusoire l'emporte sur le réel et la brise. Assise sur son lit dans sa chambre immense, elle attendra les douze coups de minuit pour le rejoindre dans le parc, là où la façade sombre du palace se reflète tristement dans les eaux...
L'année dernière à Mariebad est un film éblouissant, l'oeuvre d'un réalisateur inspiré, dont la mise en scène s'avère d'autant plus rigoureuse que le sujet aurait pu donner lieu à des excès, des dérapages, s'il n'avait été entre les mains d'un homme aussi clairvoyant et intelligent que Resnais. Il est de ceux qui obsède par sa virtuosité, son acuité, le message qu'il délivre sur l'apparence des choses et les illusions des sens, l' interprétation remarquable de Delphine Seyrig qui hante la pellicule comme une magicienne : insaisissable, intemporelle, féerique.
Hostile aux compromissions commerciales, se tenant à l'écart des engouements de l'époque, Resnais est un créateur intransigeant qui assura en son temps la transition entre la conception classique d'un Renoir ou d'un Carné et une avancée résolue - dans la mouvance du nouveau roman - d'une structure rénovée du cinéma contemporain. Il est surtout l'héritier du réalisme poétique et l'initiateur d'un courant qui croit dans les forces du rêve et de l'imaginaire. L'année dernière à Marienbad fut couronné par le Lion d'or au festival de Venise 1961. Un chef- d'oeuvre.
Pour consulter l'article que j'ai consacré à Alain Resnais, cliquer sur son titre :
Alain Resnais, un cinéma de la mémoire