« Ignorant je naquis – et je meurs ignorant » Eugène Manuel(épitaphe)
Contemporain de la naissance du Romantisme, Eugène Manuel voit le jour à Paris le 13 juillet 1823. Très tôt, il est confronté à la misère humaine. Le père est médecin à l’assistance publique de Paris. Gamin, il le suit dans ses visites aux pauvres. Il en gardera le souvenir toute sa vie.
« …O mort, je garde espérance !O mon père, sois avec moi !Un soir, près du lit de souffrance,Nous avons tous les deux pleuré, - rappelle-toi… »(la veillée du médecin – extrait)
Ecolier à la pension Jauffret, puis collégien à Charlemagne, Eugène entre ensuite l’Ecole normale. Rue d’Ulm, il a pour professeur Jules Simon. Le professeur a des idées républicaines, ils sympathisent. Les mêmes idéaux les animent, la même vision d’un monde meilleur les rapproche. Devenu enseignant à son tour, Eugène part en province. Professeur de seconde et de rhétorique dans différentes villes, il enseigne avec bonheur.
« …le jour où librement,Ici-bas, j’ai choisi ma part de dévouement,J’ai vu le monde entier resplendir dans l’école… »(Alma mater – extrait )
La révolution de 1848 et la fréquentation des milieux populaires déterminent encore plus son engagement en faveur des déshérités.
« …Les bouges sans soleil pour le corps ni pour l’âme,Et les réduits infects pleins de navrants secretsqui font rester le pauvre au fond des cabarets » (Les Ouvriers – extrait de l’acte VI)
A sa manière, il va lutter contre la pauvreté. L’analphabétisme, l’ignorance, la misère voilà les ennemis du peuple, affirme-t-il ! et il ajoute, ce sont eux qui le conduisent dans les cabarets, « dans les assommoirs ». Eugène croit aux bienfaits de l’instruction. Le jeune professeur est convaincu que l’élévation morale et sociale de la masse passe par l’enseignement. Il va donc consacrer sa vie à l’éducation du peuple et de ses enfants. L’éducateur va apporter sa pierre à la construction de cette école qui deviendra un exemple d’égalité.
L’art en général et la poésie en particulier, représentent pour Eugène un moyen d’éducation populaire.
« …on aimerait entrevoir un temps où la poésie, comme la musique, mais avec une expression plus précise, une action plus directe et plus efficace sur la sensibilité et la volonté, aurait, en France, sa place et son rôle mieux définis dans l’éducation des classes les plus nombreuses, à l’école, dans l’atelier, dans la famille, aux champs même… »
L’éducation par la poésie, l’introduire partout où l’intelligence s’éveille. Eduquer le plus grand nombre de jeunes esprits qui ne demandent qu’à s’épanouir. Leur donner le goût de cette saine nourriture, un contrepoids aux violences, aux vices. Une poésie, somme toute, modeste, une poésie domestique, morale, qui s’adresse aux familles, aux écoles. Une poésie compréhensible par la classe ouvrière. Faire de l’homme courbé, par le destin de sa condition, un homme debout par la connaissance et la conscience, voilà l’idéal que cherche Eugène.
« les bras ont travaillé, l’âme prend sa revanche :Car redressant l’échine aux premiers carillons,Le rude paysan, le fils des noirs sillons,Courbé durant six jours, n’est droit que le dimanche »(Le repos du paysan)
Dans cet esprit, de retour à Paris en 1849, il publie « La France », un livre de lecture générale à l’usage des écoliers.
En 1862, paraissent ses premiers vers dans la revue des deux mondes à laquelle participe déjà son ancien professeur Jules Simon. Peu de temps après, Eugène publie ses « Pages intimes », poèmes consacrés aux joies et aux drames de la famille « qui sont le train même de la vie ».
Mais, « ..c’est à la vie du peuple que s’intéresse particulièrement Eugène Manuel … il a des pleurs d’homme…» Jules Tellier (nos poètes). S’il faut éduquer le peuple pour le sortir de sa pauvreté, il faut aussi crier tout haut sa misère. Alors, il sort ses « Poèmes populaires ». Eugène montre avec réalisme les détresses, les vices et les injustices qu’étale ou cache la société humaine. Là, il devient l’interprète des humbles, des faibles, des désespérés. Il se fait peuple, paysan, ouvrier, soldat, misérable. Sans outrance, mais avec fermeté Eugène réclame des réformes sociales. Acquis aux idées de progrès, Eugène se projette vers des lendemains meilleurs pour le prolétariat.
Dans son œuvre, il peint l’ouvrière abandonnée, la servante trompée. Sa petite chanteuse des rues nous touche par son innocence. « c’est pour moi que je chante, et pour eux que je pleure ». La mort du saltimbanque nous émeut « les pauvres gens cela meurt vite ». Il s’attendrit sur la mendiante qui tend la main et qu’il faut secourir.
« J’avais plus d’une fois fait l’aumône, le soir,A certaine pauvresse errant sur un trottoir.Comme un spectre dans l’ombre, et d’allure furtive,On la voyait passer, repasser, craintive,Maigre, déguenillée, et pressant dans ses brasUn pauvre corps d’enfant que l’on ne voyait pas :Cher fardeau qu’un haillon emmaillote et protègeEt qui dormait en paix, sous la pluie et la neige,Trouvant, près de ce sein flétri par la douleur,son seul abri, sans doute, et sa seule chaleur !… »(La mère et l’enfant, extrait)
LA BIEN-AIMEE DE L’OUVRIER
« Holà ! toi qui presse le pas.Jeune ouvrier, l’outil au bras,Dis-moi quelle est ta bien-aimée ?-Ma bien-aimée est une enfant ;Elle habite un grenier ; le ventY descend avec la fumée !
« elle a seize ans depuis avril ;Mais son cœur est vraiment viril !Elle est malade, elle toussaille ;Elle est maigre et n’a pas de seins ;Seule, entre quatre murs malsains,Je la regarde qui travaille !
« l’aiguille pique jour et nuit ;Nul ne pénètre en son réduit ;Et moi, je l’aime comme un frère !Elle veut vivre sans amant,Avec deux oiseaux seulement,Qui gazouillent pour la distraire.
« L’hiver, elle a manqué de feu ;Sa robe est mince et coûte peu ;Fenêtre et porte sont mal closes !Je l’entends parler quelques fois,Et j’ai peur de sa frêle voix,J’ai peur de ses pommettes roses !
« Les longs travaux ne sont pas gais :Elle a les yeux bien fatigués ;On devine le mal qui germe !Et, pour lui rendre la santé,Il lui faudrait, vienne l’été,Les fons coupés, l’air de la ferme !
« Bon Dieu ! je l’épouserais bien !Elle refuse, ne veut rien,Elle me sourit de la fenêtre :Elle y paraît comme un lis blanc,Hier, elle a craché le sang :Vous êtes médecin, peut-être ?...
- Holà ! toi qui presse le pas,Pâle ouvrier, l’outil au bras,Que devient ta pauvre enrhumée ?...- Je vais la voir à l’hôpital !Le ciel est son pays natal :Priez Dieu pour ma bien-aimée ! » (poèmes populaires)
« J’ai consolé le pauvre et j’ai maudit les armes » (ultima verba)
Patriote autant que pacifiste et internationaliste, il publie, en 1871, son recueil « Pendant la guerre ». Ses vers sont dédiés aux sans-grades, à tous ces héros inconnus qui, des deux côtés, sur les champs de bataille, dans les forts, dans les hôpitaux, s’affrontèrent, pendant l’année terrible.
VISION (extraits)
J’ai vu, dans un rêve attristé,Deux chaumières presque pareilles ;Et deux voix, dans l’obscurité,Plaintives, frappaient mes oreilles…
Les deux foyers se ressemblaient ;Et, devant le feu de broussailles,Deux mères, dont les doigts tremblaient,Songeaient aux lointaines batailles.…
Leur esprit voyageait là-bas :Point de lettre qui les rassure !Quand les enfants sont aux combats.Pour les mères tout est blessure !
L’une disait – cris obstinés,Navrants dans sa langue ou la nôtre : -« Mein Kind !...Mein Kind !... » - Vous comprenez ?« Mon fils !...mon fils !... » murmurait l’autre.
C’était en hiver, et le soir,Les canons venaient de se taire,Et, pêle-mêle, on pouvait voirFrançais, Saxons couchés à terre.…
Les deux soldats se ressemblaient,Mourant quand il fait bon vivre ;Et leurs pauvres membres tremblaient,Bleuis par la bise ou le givre !…
Ils s’éteignaient dans un ravin,En proie aux angoisses dernières ;Leurs yeux suivaient en vainLa longue file des civières !…
Et tous deux, au moment sacréOù la mort, en passant, vous touche,Jetaient l’appel désespéréQue les petits ont à la bouche :
L’un répétait – cris obstinés,Navrant dans sa langue ou la nôtre : -« Mutter !...Mutter !... » - Vous comprenez ?- « Maman !...Maman !... » murmurait l’autre. »(Novembre 1870 – Pendant la guerre)
Pas tendre cependant, Jules Barbey d’Aurevilly pour le poète : « M. Eugène Manuel, s’il vous plaît est un poète, comme le peut être un professeur… ».
Jules Simon
Poursuivant sa carrière, Eugène devient, en 1870, chef de cabinet de son ami Jules Simon, devenu ministre de l’instruction publique. Tous deux croient à l’école de la république, celle de l’égalité des chances. « Le peuple qui a les meilleures écoles est le premier peuple. S’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain » déclare Jules Simon. Le ministre et son chef de cabinet veulent rendre l’enseignement primaire obligatoire. Il le sera par la loi Ferry de 1882. Eugène est nommé inspecteur de l’académie de Paris en 1872. Six ans plus tard, il est élevé au rang d’inspecteur général de l’instruction publique.
Rénovateur, il fut à la base de nombreuses réformes dans l’enseignement secondaire. Il organisa ainsi les collèges et les lycées de jeunes filles. Pour montrer les liens qui unissaient la modeste salle de classe à la société, Eugène rehaussa l’influence de l’instituteur, converti en véritable missionnaire de la République.Attaché aux lettres grecques et latines, il reconnut cependant la nécessité des humanités modernes mieux adaptées aux besoins toujours changeant d’une société en constante évolution.
« Aux choses du passé ma foi n’est point servile ;J’entends les bruits prochains qui font vibrer la ville ;Je n’ai point rattaché l’homme et tout son destinAux superstitions du grec et du latin :Pour moi, l’antiquité n’a que son droit d’aînesse. »(Alma mater)
Dans une langue simple, claire il a chanté le peuple, la famille, a crié la vie de ceux qui peinent et la mort de ceux qui se sont sacrifiés sur l’autel de la patrie. Divers journaux et revues, ainsi qu’au Parnasse ont publié sa signature. Candidat malheureux à l’académie française, son ami Jules Simon aura plus de chance, il eut de nombreux amis parmi lesquels Victor Hugo et Louis Pasteur.
Il habita un entresol au numéro 11 de la rue Mignard à Paris. Une plaque apposée sur la façade de cet immeuble rappelle qu’il mourut là, âgé de soixante dix-sept ans, le 1er juin 1901. Une statue le représentant s’élève dans le jardin du lycée parisien de Janson-de-Sailly, elle évoque son engagement pour l’éducation.
Enfant, à votre première heure,On vous sourit, et vous pleurez.Puissiez-vous, quand vous partirez,Sourire, alors que l’on vous pleure !
Eugène Manuel(Le commencement et la fin)