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Les trahisons du service public

Publié le 07 août 2011 par Francoisjost

Il fut un temps, pas si éloigné, où la Nuit et l’Été - c’est le titre d’un rapport sur la culture à la télévision - étaient les moments où les chaînes du service public expérimentaient, s’aventuraient dans des voies difficiles pour créer du nouveau. Aujourd’hui, la période estivale est la saison où France Télévision s’essaye à la télé-réalité !

Quand on garde en tête que la suppression de la publicité après 20 heures s’est accompagnée d’une refonte du cahier des charges prônant notamment un « nouvel engagement » culturel, on peut légitimement, en tant que téléspectateur, être en colère. J’ai souvent raillé dans ce blog la conception de la culture qui animait les chaînes à l’ère Carolis (avec son accent sur les fictions à costumes), mais au moins elle avait le mérite d’exister (voir liens ci-dessous). À présent, l’ambition culturelle a cédé la place à une préoccupation « marketing » : faire jeune, ramener les 15-34 ans devant le téléviseur familial. Et comme nos dirigeants ont observé que cette recette réussissait – parfois ! – à TF1, France Télévisions court après la télé-réalité, dont les zélateurs répètent un peu partout qu’elle est une nouvelle écriture, une écriture moderne !, sans nous donner le moindre argument prouvant leurs dires.

Depuis le début des vacances scolaires, voici quelques-uns des programmes auxquels nous avons eu droit :

Une maison peut en cacher une autre (France 2, 22h25) : « Vous rêvez de devenir propriétaire, mais vous n’avez pas le budget pour vous offrir la maison de vos rêves !
« Une maison peut en cacher une autre va vous prouver que l’achat d’un bien à rénover peut être LA solution. Et vous verrez : les travaux ne vous feront plus peur ! » (présentation de la chaîne)

L'étoffe des héros (France 3, 20h30) : ce programme propose de suivre durant plusieurs semaines les aventures de sportifs du dimanche appelés à relever des défis sportifs. Pour les y aider, ils sont coachés par d’anciens sportifs parmi lesquels l’ancien judoka Thierry Rey, et l’ancien sauteur à la perche Jean-Claude Perrin et l’ancien sélectionneur des Bleus, Raymond Domenech. Produite par la production de Koh-Lanta et Fort Boyard, cette émission se donne explicitement, selon Pfimlin, pour de la télé-réalité. Dans l’épisode que j’ai visionné on voit Domenech entraîner un candidat à hurler « merde ! » jusqu’à ce qu’il arrive à être odieux. On comprend mieux les résultats de l’équipe de France… L’audience a été tellement catastrophique que France 3 a dû la déprogrammer d’urgence.

Le jour où tout a basculé (France 2, 13h50). Produite par Julien Courbet (tout un programme !), cette émission fait jouer par des acteurs des « récits de vie », dont les titres sont éloquents :
- J'ai ruiné ma vie au jeu !
- Ma fille est amoureuse de son professeur

Qui vient camper ? (France 3, samedi 20h10) : consiste à parachuter un « people » dans un camp de camping (Christine Bravo, Sophie Favier ou Candeloro), people qui se demande constamment « comment peut-on faire du camping ? », comme d’autres se demandaient chez Montesquieu « comment peut-on être Persan ? ». La même idée – mettre une célébrité dans un milieu éloigné du sien – est au cœur de «Partez tranquilles, France 2 s’occupe de tout», dans lequel la chaîne « permet à des anonymes de partir tranquillement en vacances en les remplaçant dans leur travail. Pour ce faire, les animateurs [Patrice Laffont, Nelson Montfort, etc.] mouillent le maillot et s'improvisent dans de nouvelles carrières. »

5 touristes (France 2 quotidien en access-prime-time) : 5 anonymes aux profils très variés partent ensemble dans une ville européenne pendant cinq jours. Chaque jour, un des cinq touristes élabore son programme de sortie afin de faire passer à ses comparses et concurrents la meilleure journée touristique possible. En fonction de sa personnalité et de sa façon de découvrir une ville, il proposera également une activité aux autres candidats.

À ces programmes s’en ajoutent d’autres que je ne présente pas, atteint soudain de lassitude… Tous ont un point commun : leur échec cinglant en termes d’audience : 5 touristes n’a ainsi réuni le 29 juillet que 360 000 téléspectateurs, ce qui est plutôt moins qu’une retransmission en direct d’un opéra de qualité. Quant à l’Étoffe des héros, France 3 a décidé d’y mettre fin en fabriquant un maxi-épisode diffusé tard le soir. Comment des professionnels de la télévision ont pu penser qu’une émission avec Domenech, qui a mené l’équipe de France de football à l’échec, serait populaire ?

Tout cela, disais-je, a de quoi mettre en colère le téléspectateur car ces programmations témoignent à la fois d’une démission devant l’obligation de culture faite au service public et d’une grande incompétence quant à l’analyse des programmes. Comme TF1 qui, au moment de Loft Story, poussait des cris d’orfraie, France Télévisions avait promis de ne jamais céder aux sirènes de la télé-réalité. Et voici qu’en quelques semaines, celle-ci a envahi les grilles. Les chaînes sont coutumières de ces reniements, mais, en l’occurrence, ce changement de politique est révoltant parce que s’y ajoute plusieurs erreurs d’appréciation :
• Les programmes mis à l’antenne sont ce qu’on appelle, dans le vocabulaire du marketing, des « me-too » : Une maison peut en cacher une autre s’inspire des émissions de Valérie Damidot, L’Etoffe des héros est un pâle Koh-Lanta, 5 touristes ou Qui vient camper ne sont que des variantes de Vis ma vie et autres transvasement de « célébrités » dans un univers qui n’est pas le leur.
• la forme est la plus usée qui soit. Le Jour où tout a basculé, est une parodie des reality shows d’il y a vingt ans. France Télévisions a donc adopté ce qui est le plus formaté dans la télé-réalité et retarde de vingt ans.

Cette politique désastreuse m’évoque cette réflexion d’Yves Bigot, alors directeur des programmes de France 2, à qui je me plaignais un jour du « feuilleton » du 13 h de sa chaîne, qui, déjà, courait après la télé-réalité. Comme je lui faisais remarquer que ce « rajeunissement » n’avait eu aucun résultat positif en termes d’audience, il me répondit : « c’est ce qu’on appelle l’effet chasse d’eau ! Les vieux sont partis, mais les jeunes ne sont pas encore revenus ». Métaphore élégante (!) qu’on pourrait appliquer à la programmation du service public d’aujourd’hui. Ses dirigeants agissent comme si les téléspectateurs venaient chercher sur le service public la même chose que sur les chaînes commerciales. C’est sans doute vrai quand il s’agit d’un match de football ou de la retransmission d’un grand événement, mais c’est tout à fait faux dès qu’il s’agit d’information ou de divertissement. Les téléspectateurs du service public sont sensibles à un ton, qui les distingue (au sens où Bourdieu parle de distinction) de celui adopté par les chaînes privées. Pour ne pas l’avoir compris, France télévision a essuyé des échecs avec Julien Courbet, dont l’image est indissolublement liée à sa carrière sur TF1 et à sa dénonciation populiste des « arnaques ».

Non seulement les dirigeants de France Télévision font une faute d’analyse en copiant les pires programmes de la télévision commerciale, mais ils trahissent les missions qui sont imparties aux chaînes qu’ils dirigent. Des programmes culturels sans audience ne sont sans doute pas satisfaisants. Mais de la télé-réalité sans audience, c’est pire encore ! C’est un peu comme ces « best-sellers » qui ne se vendent pas, dont se moquait l’éditeur Jérôme Lindon !


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