À ses débuts, en 1939, Theodore Sturgeon ne se distingue pas du peloton des auteurs de SF qui composaient les sommaires de Astounding et Unknown. Il écrit surtout des textes humoristiques, des fantaisies où l'élément de SF ou de fantastique est prétexte à une cascade de situations cocasses. Il travaille à l'école de John Campbell, véritable découvreur de talents, qui lança tous les auteurs de l'âge d'or de la SF.
Killdozer, paru en 1944, marque un tournant dans sa carrière. Avec ce récit de bulldozer dévastateur, Sturgeon cesse d'amuser. Il commence à se préoccuper de la nature humaine. Dans ses nouvelles, il met en scène des personnages en proie à la solitude, à cause de leur différence. Ces deux thèmes, le droit à la différence et la souffrance de l'individu isolé, Théodore Sturgeon les développera tout au long de sa carrière. Quelques textes de cette période sont de petits chefs-d'oeuvre : Abréaction, Les Mains de Bianca, Celui qui lisait les tombes.
En 1950, c'est la révélation : Cristal qui songe hisse définitivement Sturgeon au rang des grands écrivains. A travers ce roman souvent autobiographique, l'auteur peint des êtres différents, enfermés dans leur solitude. Ce n'est pas seulement Horty, le gamin qui vit en symbiose avec des cristaux, mais aussi tous les personnages d'un cirque qui vivent en exposant leurs particularités au public. Sturgeon minimise bien vite ces différences. Nous sommes tous logés à la même enseigne, d'une manière ou d'une autre. C'est ce qu'on explique à Zéna : « Cela te faisait de la peine d'être différente de... des autres n'est-ce pas Zéna ? Je me demande si tu t'es jamais rendu compte à quel point tout le monde est pareil à cet égard. Tu sais, les phénomènes, les nains, ont des richesses que pourraient leur envier... Maintenant j'ai compris pourquoi tu voulais tant être grande. C'est parce que tu faisais semblant d'être humaine et que ton chagrin d'être une naine te semblait comme une preuve de cette humanité que tu convoitais. »
Sturgeon a probablement fait le tour de toutes les différences qui isolent les individus, de tous les Autres possibles : l'extraterrestre (L'Autre Célia, L'éveil de Drusilla Strange, Tiny et le monstre), le mutant, la personne disposant de pouvoirs (Les Plus Qu'humains, Compagnon de cellule, Un Don spécial, la fille qui savait), l'idiot, le demeuré (Les Plus Qu'humains, Parcelle brillante), le malade (Sculpture lente), enfin les attitudes, les caractères qui provoquent le rejet chez l'autre, l'égoïsme, la moquerie, l'autoritarisme, la cupidité, la vanité, l'intolérance...
Généralement, chez les autres auteurs de science-fiction, le thème de l'extraterrestre nous présente un Autre surprenant, effrayant, ou encore incompréhensible. Les différences par rapport à l'humain sont parties intégrantes du récit et ce sont souvent elles qui sont censées provoquer la surprise ou la curiosité du lecteur. Chez Sturgeon, hormis La Merveilleuse Aventure du bébé Hurkle plus quelques textes mineurs, ce n'est pas ce type de différence qui importe. Ses extraterrestres sont plutôt bienveillants, manifestent des sentiments humains au point qu'ils se révèlent souvent plus humains que l'homme. Les inséparables de Dirbanu sont humanoïdes mais s'ils ont choisi la Terre comme asile, c'est parce que leur civilisation est encore plus intolérante que la nôtre en matière d'homosexualité (Monde interdit). Drusilla Strange qui se croit laide est plus belle que n'importe quelle femme. Ce n'est la curieuse nature extraterrestre de Célia qui est le centre du récit (elle change littéralement de peau, transférant le contenu de l'une à l'autre, reliée à la première par le sommet du crâne), c'est la curiosité maladive de son voisin. Le fantomatique extraterrestre de Paradis perdu est en fait un humain issu d'un rameau qui a divergé. Dans Le Claustrophile, ce sont les humains qui sont d'anciens extraterrestres. Le monstre de Tiny se révèle avoir des sentiments humais. Avec Sturgeon, les pistes sont toujours brouillées.
Sur le même principe, on constate que les faibles, les déshérités, les idiots deviennent finalement les héros de l'histoire, voire les sauveurs du monde. Ils cessent, aux yeux des autres, d'apparaître comme des incapables ou des inutiles.
Siles textes de Sturgeon font le tour des divers type de solitude, ils proposent également des remèdes. Un lecteur lui a fait un jour remarquer que toutes ses histoires mettaient en scène un malade et la façon de le guérir. Les nouvelles de Sturgeon peuvent être considérées comme un catalogue de remèdes pour l'âme.
Tout au long de ses textes, Sturgeon dispense ce message de tolérance qui passe par la connaissance de l'Autre. Cette connaissance doit être la plus totale possible. Drusilla n'avait qu'une vision fragmentaire de son monde et de la Terre, qui explique son attitude. La quête de la vérité est chez Sturgeon une nécessité. Il insiste souvent sur le renversement de perspective que produit une information exhaustive par rapport à une information partielle. Le même exemple est repris dans plusieurs nouvelles, celui d'un jeune homme se précipitant sur une femme dans la rue, la jetant à terre et la rouant de coups. C'est un acte apparemment condamnable mais en réalité très louable car la robe de la femme s'était enflammée : le jeune homme l'a couchée pour éteindre les flammes. Dans les deux cas, « chaque détail de sa conduite était vrai. La seule différence, c'est la dose de vérité dont est chargé le récit », conclut-il dans Celui qui lisait les tombes.
Sturgeon part ainsi en guerre contre tous les préjugés, se demandant à chaque fois pourquoi les choses ne sont pas différentes. Il s'attaque aux opinions sectaires, principalement aux tabous sexuels. Les sujets de ses nouvelles seront l'inceste, l'homosexualité, l'adultère et l'amour libre. Une fille qui en a (1957), Si Tous Les Hommes étalent frères, me permettrais-tu d'épouser ta soeur ? (1967), Vénus plus X (1980), Nécessaire et suffisant (1971), sont autant de textes où Sturgeon parle de la sexualité, en essayant toujours de se placer du point de vue des autres.
Claude Ecken