Dans la direction assignée à la foule par les haut-parleurs, on vit les hommes aller prévenants, ouvrir les chemins de broussailles à grands cercles de faux devant les pas des femmes rieuses, qui contaient des histoires aux petits pour calmer les craintes. La route serait longue à travers les contrées austères, jusqu’à ce Pays des arbres, promis sans bouche, situé sans boussole.
On eût dit un peuple en exode, tumultueux comme un fleuve débordant, dérisoire comme une colonne d’insectes. Beaucoup mouraient en chemin, les uns sous la dent des bêtes, d’autres au fond des ravins qui s’ouvraient tout à coup sous les pas ; d’autres de soif, de faim ; d’autres d’ennui, ne voyant plus la raison de fuir à travers l’espace, quand le désir de descendance et de vie même pâlissait à l’horizon comme un ciel d’hiver. Ceux-là s’allongeaient au bord du terre-plein, offerts sans lamentations à la main des nettoyeurs.
Parfois, la Tutelle envoyait des agents survoler le peuple en exil à bords d’oiseaux silencieux qui se confondaient avec les nuages. Des hommes de la foule affirmaient que cette haute surveillance garantirait la pérennité de la race jusqu’au verger. D’autres au contraire suspectaient qu’on lançait des fluides délétères, car ils observaient qu’au passage des oiseaux une langueur affectait la foule, un puissant désir de s’asseoir et de ne plus bouger jusqu’au châtiment. Un jour on ne vit plus d’oiseaux, la Tutelle avait renoncé sans doute à les risquer si loin.
Et le peuple avançait toujours, mutant au fil des âges pour sa survie. Les enfants grandissaient plus vite qu’au pays d’avant ; les fœtus dans les ventres mûrissaient plus tôt ; les femmes restaient fertiles jusqu’au seuil sans cesse repoussé de la vieillesse ; le devoir de procréer rebroussait aux frontières de l’enfance ; des fillettes réclamaient aux lourds mâles la semence aussi précieuse que l’eau des sources ; les vieillards offraient qu’on les tue et les mange, s’ils n’étaient plus utiles autrement : tous comprenaient sans mots qu’il fallait s’émanciper des lois de la nature et de l’humanité même pour sauver la tribu. Des cent mille âmes qu’elle comptait au départ de la halle, il en restait moins du tiers après mille et mille ans de marche. Et le Pays des arbres semblait toujours reculer devant l’espérance.
Enfin les éclaireurs reconnurent une lueur insolite au-delà d’une ligne de monts qui barrait la vue. Une longue plaine restait à parcourir, en contrebas du plateau où la foule s’était massée. Immense étendue blanche à leurs pieds, mais on ne savait si c’était de sable ou de neige ; et l’on s’interrogeait du regard, incertain de préférer l’un ou l’autre.
Bientôt les hommes comprirent qu’un lac glacé butant contre une chaîne abrupte les séparait encore de cette clarté douce au-delà, juteuse comme une orange, tiède comme un nouveau soleil. Les pas glissaient, le froid mordait. Les âmes grelottaient autant que les chairs, les courages dans les cœurs faisaient entendre de sourds craquements comme la glace du lac traversé. Chacun doutait que cette clarté au loin fût bien celle du Pays des arbres, rien de plus qu’un désir, comme les mirages se jouant des voyageurs au désert.
C’est alors qu’une femme de la foule, dont le nom s’est perdu, se mit à chanter les vieux refrains du pays d’avant. Sa voix s’élevait dans l’air comme un fil de feu d’herbe. Ça parlait d’enfants clairs, de mères indulgentes, de pères justes ; il y avait aussi des loups tendres, des ours bienveillants à caresser, des fruits à cueillir sans violence, des poissons à saisir sans haine. Les mélodies et les mots remontaient peu à peu du fond même des plus jeunes mémoires. A la fin ce fut un chant de mille et mille bouches, mille et mille poitrines, mille et mille reconnaissances, qui s’élança contre la barre des monts. Alors la clarté d’au-delà couronna les cimes d’un puissant éclair de connivence, qui fit s’envoler les oiseaux du premier arbre de la pente, comme la foule commençait d’escalader en chantant toujours.
Arion