Intelligence économique, gare à l’illusion collectiviste

Publié le 06 août 2011 par Copeau @Contrepoints

Le concept « d’intelligence économique » est à première vue surprenant, car il laisse à penser qu’on n’avait pas vraiment découvert jusqu’à présent la nécessité d’être intelligent dans les décisions économiques. En réalité, ce concept constitue une transposition littérale de l’anglais (comme dans « Intelligence Service »), et il est utilisé par pudeur parce qu’on n’ose pas parler crûment d’espionnage économique.

Par Pascal Salin
Un article publié initialement en 2003 sur Cattalaxia.

Un rapport récent, celui que vient de rédiger un député UMP, Bernard Carayon, à la demande du premier ministre, remet à la mode le concept « d’intelligence économique ». Celui-ci est à première vue surprenant, car il laisse à penser qu’on n’avait pas vraiment découvert jusqu’à présent la nécessité d’être intelligent dans les décisions économiques. En réalité, ce concept constitue une transposition littérale de l’anglais (comme dans « Intelligence Service »), et il est utilisé par pudeur parce qu’on n’ose pas parler crûment d’espionnage économique. Cette distorsion du langage permet alors de donner des définitions sophistiquées et bienséantes de ce type de pratiques, par exemple, celle du Secrétariat général de la Défense Nationale (SGDN), selon lequel l’intelligence économique « a pour ambition de rassembler et de traiter l’information au service des décideurs, de renforcer la sécurité de notre patrimoine technologique et plus généralement de développer l’influence de notre pays dans le monde. » (1) En réalité, le concept « d’intelligence économique », dont les contours restent flous, recouvre l’ensemble des activités consistant à rechercher à l’étranger, par tous les moyens possibles, des informations, en particulier dans le domaine technologique, qui puissent être utiles à certaines entreprises nationales, ainsi qu’a protéger le « savoir national ».

Réaction française typique

Lorsque l’intelligence économique est devenue une préoccupation publique, on a réagi conformément aux habitudes françaises. Celles-ci consistent à créer un comité, un haut conseil ou un « observatoire » chaque fois que l’on croit déceler un problème proclamé d’intérêt national. En l’occurrence, c’est un Comité pour la compétitivité et la sécurité économique qui a été créé en 1995 et qui a été chargé de définir les actions à entreprendre dans ce domaine. Le secrétariat du Comité est assuré, ce qui est caractéristique, par le SGDN et son action est complétée par celle de l’Adit (Agence pour la diffusion de l’information technologique). Quant au rapport Carayon, il préconise un Conseil national pour la compétitivité et la sécurité économique et la nomination d’un délégué interministériel chargé de cette question. Ces initiatives et ces problèmes ont été abondamment discutés au cours des années récentes, mais une caractéristique très frappante ressort de la plupart des commentaires : ils prétendent juger de cette question en recourant à la morale. Or ainsi que nous allons le voir, cette morale est flexible et relativiste, ce qui veut dire en fait qu’elle est inexistante ou qu’elle n’est qu’une pseudo-morale. Ceci est important parce qu’on parle souvent de la « morale des affaires », sans savoir exactement ce que recouvre ce terme, au point qu’on en arrive à donner le label de « moral » à ce qui n’est rien d’autre qu’une justification ad hoc de la défense d’intérêts très spécifiques. Le débat sur l’intelligence économique nous en fournit une illustration particulièrement claire.

Ainsi on trouve normal de faire espionner par les services officiels français les entreprises étrangères, sous prétexte qu’il y aurait un intérêt national à défendre dans la situation de « guerre économique » ou l’on se trouverait. Mais on reproche en même temps à certaines grandes entreprises spécialisées dans le conseil et l’information d’être multinationales et de risquer par conséquent de livrer des informations à « l’ennemi ». Certains vont même jusqu’à proposer des mesures de contrôle sur ces entreprises pour éviter l’exportation illicite du « savoir-français ». L’attitude normalement acceptée en France, et apparemment ratifiée par les autorités publiques, consiste donc, d’une part, à essayer d’assurer la sécurité des informations technologiques des entreprises françaises, et, d’autre part, à leur permettre de bénéficier du savoir étranger, mais à condition que ce dernier soit obtenu par les administrations officielles grâce à leurs techniques de renseignement et non par les entreprises privées dans le cadre normal de leurs activités. Or cette réaction est caractéristique d’une erreur de pensée fondamentale. Elle signifie en réalité qu’on se rallie à une pseudo-morale collectiviste, toute action étant justifiée à partir du moment où elle serait censée défendre les intérêts de la nation. Mais on admet en même temps, sous l’empire d’un effrayant relativisme moral, que l’État français peut légitimement s’approprier les connaissances des autres nations au moyen des techniques de l’espionnage qui consistent à s’emparer de ce qui appartient à autrui sans son consentement. Ainsi, contrairement à ce qui est affirmé, c’est l’intervention des États, au nom d’une « guerre économique » inexistante, dans les processus pacifiques des échanges qui transforment la nature même de ces processus et créent une situation de guerre économique. La pseudo-morale collectiviste invoquée à propos de l’intelligence économique n’a évidemment aucun fondement. La seule morale est la morale naturelle, c’est-à-dire la morale individuelle. Est moral ce qui reconnaît à chacun ce qui lui appartient, c’est-à-dire, tout d’abord, sa propre personnalité et, ensuite, le produit de l’activité de cette personnalité. La propriété naît de la création. Celui qui invente une information, une connaissance, en est le propriétaire, tout au moins s’il met en œuvre des procédures pour faire reconnaître ses droits. Le propriétaire de la connaissance n’est en tout cas pas la « collectivité » et il n’existe en fait rien de tel que le « savoir français ».

Protéger les droits par des techniques contractuelles

Ceci dit, comment faire reconnaître ce droit ? Remarquons tout d’abord qu’on peut toujours décider de ne pas faire reconnaître un droit de propriété sur une invention ou sur une connaissance quelconque. Il en est ainsi, par exemple, lorsqu’un constructeur d’ordinateurs accepte, pour des raisons de stratégie industrielle qui lui sont propres, d’autoriser la fabrication par d’autres entreprises de clones de ses propres machines. Le droit de propriété devient alors un droit collectif accessible à tous (et d’ailleurs pas seulement aux ressortissants d’une certaine collectivité nationale). Mais lorsqu’on veut faire reconnaître des droits de propriété sur de nouvelles connaissances, on peut avoir recours au dépôt de brevets, si cette procédure existe. C’est donner au premier découvreur officiellement reconnu un droit sur l’esprit d’autrui, sous forme d’interdiction de pensée. Ce serait plutôt aux inventeurs des nouvelles connaissances de protéger leurs droits par des techniques contractuelles qui impliquent l’accord mutuel des uns et des autres : l’un des partenaires peut alors refuser librement l’utilisation totale ou partielle par l’autre partenaire des connaissances qui lui sont transmises.

Il existe donc tout un ensemble complexe de processus par lesquels les entreprises gèrent la connaissance, l’enrichissent et la font circuler, sans qu’il soit besoin de les réglementer ou de les contrôler, ni de chercher à leur substituer des processus publics de collecte et de transmission des informations. Une information ou une connaissance quelconque n’ont d’ailleurs de sens que par rapport à leur créateur et à leur utilisateur. On n’accumule pas les produits de l’intelligence humaine au hasard et sans savoir à quoi ils serviront et à qui ils serviront. On peut dire en effet que toute activité humaine est une activité de création et de recherche de savoir, de telle sorte que les individus passent leur temps à arbitrer entre la recherche de différentes informations en fonction de leur coût et de leur utilité. Accumuler des informations indépendamment de cette logique des choix individuels est donc dépourvu de sens. De ce point de vue, l’existence en France d’un Comité pour la compétitivité et la sécurité économique est assez étonnante, même si elle ne fait que suivre d’autres exemples étrangers. Si une action est inutile ou nuisible, le fait qu’elle soit pratiquée à l’étranger ne constitue pas pour autant une justification. Elle repose sur la même illusion que la planification à la française, à savoir l’idée que l’on peut définir à priori et de manière « objective » un savoir commun, également disponible pour tous et utiles pour tous. Certes, on peut imaginer que certaines entreprises trouvent dans les banques de données des organismes officiels des informations qui leur seront utiles. Et comme elles sont apparemment gratuites, elles seront satisfaites. Mais on sait bien que la gratuité n’existe pas et qu’il faut bien financer cette recherche d’informations sans but et sans filtres de choix.

On imagine sans mal comment les organisations administratives que le rapport Carayon appelle de ses vœux pour promouvoir l’intelligence économique vont proliférer, produire des rapports, organiser des rencontres. Le coût de cette machine administrative sera sans cesse croissant et il représentera une charge supplémentaire pour tous les contribuables français déjà défavorisés par rapport à la plupart de leurs semblables à l’étranger et cette charge, ô paradoxe, leur sera imposée au nom de l’amélioration de la compétitivité. Quant à l’utilité de cet amas de connaissances accumulées par des gens qui n’en sont pas les utilisateurs, il sera évidemment impossible de l’apprécier. Mais tel n’est pas le cas, au demeurant, le premier des soucis d’un bureaucrate : ce qui lui importe c’est de pouvoir faire état de la croissance continue de ses activités, de la production toujours accrue d’informations, quelle qu’en soit la valeur. Contrairement à ce qui se passe dans la sphère privée, le critère de décision n’est pas la maximisation de l’utilité (en minimisant les dépenses), c’est la maximisation des dépenses. Or, le véritable réseau de savoir, naturellement international, est, lui, beaucoup plus complexe, subtil, perfectionné et évolutif. C’est lui qu’il convient de laisser vivre et se développer.

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