« Toute ma vie j’ai littéralement vécu dans l’ombre de la mort », p. 439.
Dans un village du Nord du Nigéria, Ketis, durant les années soixante-dix et quatre-vingt, la vie s’y écoule avec langueur, à l’écoute des humeurs des traditions séculaires, des sempiternels travaux d’un quotidien répétitif cadencé par des saisons où les journées sont d’un ennui mortifère ; du moins pour ceux qui ne supportent plus cette terne vie de retrait, mais rêvent d’exotiques horizons, d’aventures, de célébrités. Mamo et Lamamo, deux jumeaux, enfants d’une mère morte en couche et d’un père indifférent à leur sort – uniquement soucieux de ses affaires commerciales et de sa réputation parmi les siens - se le promettent du haut de leur adolescence en commencement, ils quitteront au plus vite Ketis pour des contrées lointaines où leur destin leur offrira ce à quoi ils aspirent, la gloire d’une vie exaltante. Lamamo est un garçon aux traits expressifs, à l’humeur expansive et au dynamisme tempéré par un Mamo timide et taciturne dont l’intelligence et la sagesse leur évitent des situations par trop embarrassantes. Un nuage de mauvais augure toutefois sur cette idéale fratrie : si Lamamo est fort et sportif, Mamo est affligé d’une faible constitution due à une maladie sanguine héréditaire qui jour après jour l’épuise et lui promet une courte longévité. Bien difficile dans ces conditions de mener à bien leurs projets d’aventures. Contrit mais décidé, Lamamo quitte secrètement sa famille après un dernier adieu à son frère bien aimé. Des années de voyages et de guerres l’attendent comme mercenaire : Mali, Niger, Libye et les horreurs libériennes parmi d’autres. Pour Mamo c’est un autre temps qui se profile, non pas celui frénétique de la guerre mais d’une patience impossible car sans but précisément défini. La maladie lui promet la mort avec la déroute de son organisme et l’immobilisme du temps se fait poison létal d’un esprit et d’une âme en perdition.
« Il attendait que quelque chose, n’importe quoi, se produise, et dans l’intervalle il prenait la mesure du temps grâce aux ombres projetées par les arbres et les murs, grâce au silence entre un bruit de pas et le suivant, entre une inspiration et la suivante, au fil des secondes, des minutes, des heures et des jours qui s’additionnaient pour former les saisons. Celle des pluies se terminait en octobre, le vent devenu sec et âpre rendait les feuilles des arbres et les épis de maïs marron et friables. Les paysans rentraient leurs récoltes et les chasseurs mettaient le feu aux collines pour repousser le gibier vers les sommets… », p. 166.
Les études supérieures d’histoire que Mamo entreprend à la ville ne lui offrent pas le répit tant souhaité : après deux années isolé dans sa chambre universitaire et à la bibliothèque la maladie se rappelle à son mauvais souvenir ; meurtri il est condamné à revenir au village et s’installer chez ce père détesté qui s’égare dans la politique (courte démocratisation au Nigéria en 1982). Et une interminable décennie commence pendant laquelle le désarrois, la solitude et l’ennui lui rendent la vie insupportable. Quant à ses ambitions de célébrité, elles ne sont que souvenirs d’enfant bien incapables de dessiner un sourire sur un visage fatigué et fataliste. Cependant la venue de Zara, une belle citadine qui enfant venait passer ses vacances au village, semble enfin secouer le joug de l’impassible temps. La bonne nouvelle ne venant pas seule, ses recherches sur l’histoire de son peuple sont récompensées par une publication éditée à l’étranger ; de là une renommée naissante et peut-être le commencement d’une nouvelle vie et d’autres frontières à franchir : Le Waziri (Vizir) ne lui propose-t-il pas d’écrire une bibliographie de son maître le Mai (chef traditionnel) avec promesse de publication ?
Mais il est à se demander si le village engoncé dans ses traditions n’aurait pas passé un pacte secret avec son compagnon sardonique l’immobile temps : « Temps », personnage à part entière du roman, qui avec les séculaires coutumes villageoises ne se mesure pas en seconde, en minute, en heure, en journée, en saison mais uniquement en siècle… et encore faut-il qu’il se fasse témoin des origines mythiques du peuple de Kéti. Un serment de fidélité qui exigerait le sacrifice rituel d’un jumeau comme dans les temps anciens ? Qui sait…
Le nigérian Helon Habila dans La mesure du temps peint un tableau d’une grande justesse sur cette vie de village faite de traditions qui n’est en rien le paradis perdu opposé bien souvent dans la littérature africaine à la ville, soi-disant Babylone avilissante et perverse, berceau de la perdition corrosive des âmes et des esprits. Bas les masques. Dans la petite bourgade de Kétis, la corruption est bien présente comme celle du Waziri et d’autres autorités villageoises et ce pour le plus grand désarrois de ceux qui entreprennent à l’image de l’oncle de Mamo obligé de fermer son école destinée aux désœuvrés. Chez la jeunesse la vie austère villageoise peut se transformer en réel enfer dont l’un des tridents, peut-être le plus terrible, est l’ennui où se réfracte un temps qui ignore les trépidations du chronomètre. Un ennui mortifère qui brise les rêves ambitieux d’une jeune génération délaissée, abandonnée.
« Asabar (cousin et ami de Mamo et Lamamo) venait parfois tenir compagnie aux jumeaux, Lamamo et lui jouaient au ballon, faisant le gardien de but à tour de rôle, mais Asabar arrivait de plus en plus fréquemment ivre, titubant et clamant qu’il était très malheureux. Il avait découvert les plaisirs de l’alcool. Révoltée, tante Marina (celle qui élève Mamo et Lamamo) se détournait en secouant la tête et le sermonnait longuement, assénant que boire était un péché et que tous les ivrognes allaient se consumer en enfer.Il s’épanchait sans fin : « Mais c’est l’enfer… Dis-lui Mamo, non, pardon, pas toi tu es malade, mais Lamamo, dis-lui que c’est affreux. J’en ai assez d’aller travailler à la ferme et à l’école et… » Pour l’arrêter, Tante Marina disparaissait dans la cuisine et lui rapportait un bol de riz et du Tuwo », p. 38.
Il ne s’agit pas en l’occurrence de faire l’apologie d’un quelconque jeunisme mais de pointer les insuffisances d’une société traditionnelle qui est dans l’incapacité de se renouveler, de saisir la modernité, d’offrir un avenir à sa jeunesse. Voilà donc un écrit qui se fait l’écho d’une voix originale dans le paysage littéraire africain qu’il serait dommage de bouder d’autant plus que le style de l’auteur sans être magique est d’une grande limpidité, aidé en cela par des phrases et des chapitres courts. La Mesure du temps est un très bon moment de lecture qui aurait pu être dédicacé à une jeunesse désespérée.
« Les lueurs annonciatrices de l’aube s’effacèrent à nouveau, l’obscurité reprenant ses droits, avant d’être remplacées par le véritable lever du soleil, le coq chanta à pleins poumons et Mamo se dit : « Si seulement on pouvait vivre avec ne serait-ce qu’un peu de la conviction que ce coq met à chanter… alors… », p. 349.