Borloo et le FN : entre sincérité, fermeté, habileté et électoralisme ?

Publié le 06 août 2011 par Sylvainrakotoarison

Jean-Louis Borloo le 29 juillet 2011 : « Le problème des boules puantes, c’est qu’elles finissent par empester la pièce. Je veux juste rappeler que je suis le premier homme politique élu président d’un exécutif régional à y avoir renoncé parce que j’avais bénéficié d’une voix du Front national. J’en connais qui ont démissionné sus pression. Moi, j’y ai renoncé librement. ». Accusateur du FN, le voici sournoisement dans le box des accusés d'un mauvais procès.
Je voudrais revenir sur une récente polémique qui voudrait faire entendre que Jean-Louis Borloo aurait souhaité une alliance avec le Front national en 1993. Un air de suspicion qui tombe bien à propos alors que Jean-Louis Borloo, qui vient de rassembler sous son panache (et celui d’Hervé Morin) le centre droit faisant partie de la majorité dans une Alliance à la sémantique un peu désordonnée (un peu comme une liste à la Prévert : républicaine, écologiste et sociale, j’aurais préféré européenne à écologiste), considère cette nouvelle confédération comme le fer de lance de la lutte anti-FN (Épinay, le 26 juin 2011).
Petit historique entre la droite et l’extrême droite

Observateur passionné de la vie politique depuis janvier 1981, j’avais apporté une attention très soutenue à partir de septembre 1983 à cette question des alliances entre la droite parlementaire UDF-RPR et le FN. Depuis cette percée de Jean-Pierre Stirbois, numéro deux du FN à Dreux, la fusion de sa liste avec celle du futur maire RPR avait créé un fâcheux précédent qui aurait pu être imité par de nombreux candidats locaux tentés de gagner ou de conserver des mandats grâce à l’appoint de l’électorat du FN. J’étais à l’affût du moindre soupçon d’accord local et je n’en ai jamais entendu parler à propos de Jean-Louis Borloo, pourtant personnalité déjà très médiatique.

À l’époque (en septembre 1983), trois seules personnalités à stature nationale avaient rejeté ce genre d’alliance très clairement et publiquement : Simone Veil, Bernard Stasi (CDS) et Jacques Chirac.

Si la position des deux premiers ne faisait aucun doute en raison de leur appartenance à la mouvance centriste (même s’il est difficile de dire que Simone Veil fasse partie de la démocratie chrétienne, ce qui est quand même un peu le cas dans les faits ; on comprend aussi que Simone Veil ait eu du mal à goûter aux "blagues" haineuse du genre "Durafour crématoire" ou aux masturbations sémantiques à base de "détail"), celle de Jacques Chirac n’était pas évidente en raison de nombreux éléments, au sein du RPR, à commencer par Charles Pasqua, qui prêchaient le contraire. Cette position (qui n’a jamais varié) de Jacques Chirac a permis d’établir un "cordon sanitaire" entre le FN et le reste de la classe politique (rompu seulement par François Mitterrand en instaurant le scrutin proportionnel qui a fait élire trente-six députés du FN le 16 mars 1986).

Durant ces trente dernières années, ce sont surtout des élus originaires du Parti républicain, l’autre grande composante de l’UDF avec le CDS, qui eurent les plus grandes tentations un moment ou un autre de leur carrière parce qu’il n’y a jamais eu de leader incontestable du PR pour combattre frontalement Le Pen (en particulier : Jean-Claude Gaudin en 1986, Jean-Pierre Soisson en 1992, Jacques Blanc et Charles Millon en 1998 qui furent élus à la tête de leur région avec l’appui plus ou moins complaisant des élus FN), certains l’assumant, d’autres le regrettant.

Dans les faits, le principal adversaire de Jean-Marie Le Pen ne fut pas une personnalité de gauche mais bien Jacques Chirac au point d’avoir une confrontation directe au second tour de l’élection présidentielle de 2002 (à l’époque, ne pensant pas se hisser au second tour, Jean-Marie Le Pen avait volontairement fait le jeu de Lionel Jospin et aurait appelé à battre Jacques Chirac au second tour comme il l’avait fait en 1995).

C’est d’ailleurs sans doute ce qu’il restera de la très longue carrière politique de Jacques Chirac, pourtant illustrée par de nombreux "retours de fidélité" aux hommes et aux idées : son intransigeance permanente face aux idées de l’extrême droite a été exemplaire.

L’accusation

Mais revenons à 2011 et à Jean-Louis Borloo. Que lui reproche-t-on concrètement ? "On", c’est "L’Express" du 28 juillet 2011 et deux mois avant, "Valeurs actuelles" qui ont tous les deux ressorti un vieux numéros de "Minute", journal d’extrême droite, qui a publié une interview du maire de Valenciennes datée du 10 février 1993.

Les propos recueillis par un journaliste de "Minute" n’étaient pas dénués d’intérêt. Jean-Louis Borloo expliquait que la droite ne pourrait pas gagner en 1995 selon sa théorie des gens "décalés" : plus un candidat a dans son camp des "décalés", plus il a de chance de gagner l’élection présidentielle car il pourrait ratisser plus large. Et il avait compté que la gauche avait trois "décalés" de plus que la droite (il avait probablement inclus Bernard Tapie). Selon lui, un "décalé" est « un type médiatique, hors norme, qui change des politiciens institutionnels ». Probablement aussi s’estimait-il lui-même comme un "décalé" (de droite) même si « je n’ai pas dit ça… ».

Mais "on" ne lui reproche pas cette erreur de pronostic sur l’élection présidentielle de 1995 (il pensait sans doute que Jacques Delors serait candidat), mais les dernières phrases de son interview qui sonnent bien étrangement dans sa bouche. La question était évasive : « L’autre problème de la droite, c’est celui des alliances avec Le Pen. » ; et la réponse tout autant, selon le bon procédé de Jean-Louis Borloo de faire des circonvolutions verbales (très efficaces, d’ailleurs) : « C’est certain. Personnellement, j’ai des rapports corrects avec les gens du FN de ma région, et je ne serais pas contre. Mais s’il devait y avoir des alliances, il faudrait que toute la droite suive. Celui qui prendrait cette initiative tout seul se ferait descendre politiquement. ». Point final !

Début de la carrière politique de Jean-Louis Borloo

Il faut bien se rappeler la chronologie de Jean-Louis Borloo, c’est essentiel. Avocat d’affaires plein de talent, Jean-Louis Borloo est un électron libre de la vie publique, sans appartenance politique. En mars 1989, il décida de conquérir la ville de Valenciennes et il gagna son pari contre une municipalité RPR sortante. Trois mois plus tard, il fut élu député européen, numéro deux sur la liste centriste de Simone Veil (l’une des rares anti-alliance avec le FN) qui fit un assez mauvais score (8,4%, dépassé par les 11,7% de la liste Le Pen).

En mars 1992, il se donna un nouveau défi : conquérir la région Nord-Pas-de-Calais, détenue par la gauche. Ce fut l’époque glorieuse des écologistes, qui représentèrent au niveau national 14,5% des voix mais divisés principalement en deux parties plus ou moins égales, 6,7% pour les Verts (canal historique) et 7,0% pour Génération Écologie, créé par Brice Lalonde (ancien candidat à la présidentielle en 1981 et ministre de François Mitterrand) …et par Jean-Louis Borloo, une sorte de mouvement écologiste centriste.

Mais dans sa région, Jean-Louis Borloo avait présenté une liste indépendante contre des listes Verts et Génération Écologie. La gauche avait 42 conseillers, la droite 42 également en incluant les 13 des listes Borloo, les écologistes 14 conseillers et le FN 15. Si bien que l’ensemble droite + FN avait un élu de plus que l’ensemble gauche + écologistes.

Jacques Legendre (pour le RPR) et Michel Delebarre (pour le PS) se disputèrent la présidence du conseil régional. En raison de la trop grande hétérogénéité du conseil, aucun n’a pu recueillir la majorité absolue des conseillers régionaux. Jean-Louis Borloo prit alors la relève de Jacques Legendre en tentant de rallier à sa cause des écologistes mais lui aussi astucieux, le PS lâcha Michel Delebarre et présenta une candidate Vert pour s’assurer du soutien des écologistes. Marie-Christine Blandin fut finalement élue. J’y reviendrai, évidemment, un peu plus tard.

Jean-Louis Borloo a donc essuyé un échec (celui de ne pas avoir convaincu sur sa gauche) et se prépara à se faire élire député dans une circonscription où le FN était assez populaire (la 21e Nord) détenue par un député communiste sortant. L’objectif des législatives de mars 1993 était donc le but de Jean-Louis Borloo pour entrer vraiment dans la vie politique nationale.

La fiabilité des informations de "Minute"

Aujourd’hui, soit dix-huit ans et demi après cette supposée interview, Jean-Louis Borloo nie ces phrases mises entre guillemets. Il rappelle qu’il était très gravement malade en hiver 1993 et que de nombreux journalistes étaient venus le voir durant sa convalescence. Il affirme : « Mais jamais un monsieur n’est venu dans mon bureau en se présentant comme journaliste à "Minute" pour m’interviewer. ». D’ailleurs, il remarque que cette interview n’a pas été signée, donc, impossible de retrouver le journaliste la source réelle. Au mieux, ce seraient des propos "volés" mais certainement pas réfléchis.

Cela dit, il est possible que cette interview ait été réellement faite. Pour cela, il faudrait que le journaliste en question puisse en témoigner, s’il est toujours vivant. Et encore, la plupart des témoignages provenant du FN pourraient être sujets à caution, puisqu’il ne fait aucun doute que l’objectif de la direction actuelle du FN est d’enfoncer Jean-Louis Borloo.

De toute façon, "Minute" a toujours été un journal très contesté sur les informations qu’il a délivrées, en particulier depuis le début des années 1970 à cause de son soutien sans faille à l’aile dure du lepénisme. Journal qui a été le plus souvent condamné pour diffamation, il a reçu une belle définition de la part du regretté humoriste Pierre Desproges : « Vous lisez "Minute" ? Non ? Vous avez tort, c’est intéressant. Au lieu de vous emmxrder à lire tout Sartre, vous achetez un exemplaire de "Minute", pour moins de dix balles, vous avez à la fois "La Nausée" et "Les Mains sales" ! ».

Curieusement (quelle coïncidence !), un ancien directeur de la rédaction de "Minute" (en 1986-1987), qui fut ensuite directeur de la rédaction de "Valeurs actuelles" (en 1987) et qui, dans sa jeunesse, était un ancien militant d’extrême droite, est depuis 2007 consultant auprès du Président de la République.

Inspirateur du discours de Grenoble, Patrick Buisson, l’aile très à droite du sarkozysme, souhaitait d’ailleurs ouvertement une alliance entre le FN et la droite parlementaire et déclarait à l’époque : « Le Pen, le RPR et le PR, c’est la droite. Souvent, c’est une feuille de papier à cigarettes qui sépare les électeurs des uns ou des autres. (…) Les électeurs du FN sont pour l’essentiel d’anciens électeurs du RPR déçus par le recentrage et l’évolution pro-européenne de Chirac, pour le reste, d’anciens communistes nostalgiques du temps où le PCF était conservateur, autoritaire et nationaliste. ».

La défense de l’intéressé

Le meilleur argument est sans doute dans les actes : Jean-Louis Borloo rappelle justement qu’en mars 1992, il aurait pu être élu président du conseil régional du Nord-Pars-de-Calais s’il avait accepté les voix du Front national : « J’ai renoncé à être président de la région Nord-Pas-de-Calais pour ne pas être élu avec les voix du Front national. Alors que toutes les radios annonçaient déjà mon élection. Et une partie de la droite française me l’a beaucoup reproché. ».

C’est une preuve marquante, évidente, que les soupçons de collusion ne sont pas fondés car bien d’autres élus de droite ont eu bien moins de scrupules à les accepter, ces fameuses voix. Et en plus, dans une région de gauche, dont la conquête aurait été symbolique à un an des législatives.

Cela aurait d’ailleurs été étonnant que l’avocat de Bernard Tapie, qui fut l’un des rares à avoir affronté physiquement Jean-Marie Le Pen sur un plateau de télévision, fût favorable à une alliance avec ce même Le Pen.

C’est un autre argument, justement, c’est qu’en 1993, personne n’a relevé cette interview qui aurait pourtant fait un malheur parmi les détracteurs de Jean-Louis Borloo. Le journal était-il à diffusion confidentielle ? Jean-Louis Borloo martèle : « Voyez aussi le nombre d’ignominie que "Minute" a pu écrire pendant vingt ans… À l’époque, il ne s’est trouvé aucun journaliste pour prendre ces propos au sérieux ! ». Ce qui est vrai, sinon il y aurait eu un scandale dès 1993. Thierry Ardisson tenta (vainement) la polémique à ce sujet le 8 janvier 2000.

Y a-t-il cependant une vérité subliminale ?

Si l’interview était réelle, il faudrait imaginer que "Minute" était diffusé auprès des électeurs du FN, donc Jean-Louis Borloo se serait exprimé en direction des électeurs du FN, nombreux dans la circonscription qu’il convoitait pour les législatives à Valenciennes. Le FN a finalement obtenu 13,0% aux législatives (21 mars 1993) tandis que Jean-Louis Borloo a failli être élu dès le premier tour (49,0%).

Il n’est donc pas impossible que Jean-Louis Borloo ait cherché à "amadouer" les électeurs du FN pour les attirer dans son propre projet politique. Et à ce stade, il paraîtrait même avoir été très habile puisqu’en gros, il leur aurait dit qu’il n’aurait rien contre eux, qu’ils les aimeraient bien au fond mais que c’est ses copains de droite qui refuseraient le pacte.

Sur le plan moral, cela aurait été peu acceptable, certes, puisque d’autres comme Bernard Stasi (qui a perdu en partie à cause de cela sa circonscription à Épernay en mars 1993 au profit d’un RPR aile droite) avait refusé de transiger sur le plan des principes.

En pratique, on pourrait presque dire que Jean-Louis Borloo aurait même essayé de tromper l’électorat du FN.

La réalité du terrain

Dans cette polémique, il semblerait que seul "Libération" ait fait correctement son boulot d’investigations, et pourtant, personne ne pourrait dire que ce journal roule pour Jean-Louis Borloo. Le quotidien a réussi justement à retrouver une témoin clef de l’époque, une élue locale du FN à Valenciennes que Jean-Louis Borloo aurait bien voulu intégrer sur sa liste aux municipales si elle avait quitté le FN. Dominique Slabolepszy a été élue pour la première fois au conseil régional justement en mars 1992 mais fait de la politique depuis 1969.

Elle confirme aujourd’hui les choses franchement à propos de 1992 : « Carl Lang [chef du FN dans la région] avait annoncé que nous [le FN] voterions pour n’importe quel candidat de droite pour faire barrage à la gauche. Nous avions convenu d’un rendez-vous avec Borloo la veille au soir pour mettre les choses au point. Cela devait se passer en Belgique, chez un professeur de l’université de Valenciennes, sur le coup de minuit. Sauf qu’au dernier moment, il n’est pas venu. Il a envoyé l’un de ses proches, Paul Benayoun, qui nous a dit que Borloo n’avait pas pris de décision, qu’on verrait demain. (…) Borloo a fait acte de candidature à la présidence au troisième tour, vers minuit. Et la retire à trois heures du matin pour ne pas être élu avec nos voix. Il est sorti de la pièce est s’est assis dans l’escalier. Son groupe non plus n’était pas présent. ».

Dominique Slabolepszy rappelle également le contexte d’une forte montée du FN pour les législatives de 1993 : « Dans les milieux économiques du Nord-Pas-de-Calais, beaucoup de gens étaient sidérés par son refus de s’allier avec nous [le FN]. Ils considéraient que, comme c’était un indépendant, il pouvait se permettre de prendre des voix où il le voulait. ».

C’est en quelques sortes l’adversaire FN local direct de Jean-Louis Borloo pendant une quinzaine d’années qui lui donne "quitus" de non-alliance avec le FN, au contraire de ses "camarades" du FN qui ont cherché à l’accuser, comme ce conseiller régional FN du Nord, Jean-Pierre Gendron, ancien gendre de Jean-Marie Le Pen, qui prétend l’inverse : « Nous avions passé un accord avec Jean-Louis Borloo, alors sans étiquette, pour lui donner nos voix afin que la présidence de la région ne bascule pas à gauche. L’accord a achoppé à cause d’un maire RPR de la région, mais Borloo était d’accord sur le principe. ». Ce dernier témoignage contient au moins une contre-vérité puisque la région ne pouvait pas "basculer à gauche" puisqu’elle était déjà dirigée par la gauche (Noël Josèphe, président PS sortant).

Dominique Slabolepszy n’hésite pas, elle non plus, à décrire une certaine roublardise chez Jean-Louis Borloo : « À plusieurs reprises, quand je cherchais des signatures pour les candidatures présidentielles de Jean-Marie Le Pen, il m’a aussi donné des noms d’élus à contacter. Mais des gens dont il savait bien qu’ils ne signeraient pas. ».

Entre moralisme et électoralisme

En résumé, Jean-Louis Borloo est inattaquable dans les actes, et il a raison d’être d’une « tranquillité absolue » : « Le FN était très fort dans le Nord-Pas-de-Calais. À Valenciennes, je les ai ramenés à 6-8%. Je tombe des nues. Que des gens de bonne foi ait pu faire alliance avec le FN dans telles ou telles circonstances, oui, mais moi… ».

Mais comme il a toujours été contre les "donneurs de leçons", il n’a jamais voulu attaquer de front l’électorat d’extrême droite. C’est peut-être ceci que révèle cette polémique qui a resservi des vieux plats : que Jean-Louis Borloo n’est pas parfait, qu’il a su parfois habilement privilégier une position électoraliste au détriment d’une haute exigence morale dont le pays a encore besoin. Aujourd’hui, il semble avoir résolument adopté le chemin de l’intransigeance. Heureusement.
Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (5 août 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Borloo franchit le Rubicon.
La supposée interview dans "Minute" du 10 février 1993.

Le front républicain en 2011.

L’exigence morale en politique.

Borloo invité de "Tout le monde en parle" (8 janvier 2000).

La "boue" de "L’Express" (28 juillet 2011).

Démenti de Jean-Louis Borloo ("Libération" du 29 juillet 2011).

Témoignage d’une élue locale FN de Valenciennes ("Libération" du 29 juillet 2011).



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