"Le type de folie caractérisé par l'idée fixe est un phénomène fascinant. Je parle de l'idée fixe obsessionnelle, celle dont l'esprit ne peut se détacher. Cela représente une possibilité insoupçonnée de dysfonctionnement du cerveau humain. Il faut avoirvu une idée fixe à l'œuvre pour en apprécier pleinement la force. Une fois introduite dans un esprit, l'esprit d'un être humain donné, non seulement elle n'en part plus jamais, mais elle consume aussi tout ce que cet esprit contient d'autre, de sorte que finalement l'individu n'existe plus, son esprit en tant que tel n'existe plus ; seule subsiste l'idée fixe qui a tout détruit autour d'elle." (17) Ainsi s'exprime Angel Archer sur les obsessions de Timothy Archer.
Philip K. Dick, expert en la matière, démonte avec une grande lucidité les mécanismes de l'"idée fixe", et se permet de le faire avec humour. Dans un dialogue extraordinaire entre Timothy Archer et Bill Lundborg (18), ce dernier fait perdre pied à l'évêque en lui montrant, grâce à ses connaissances en matière d'automobiles, l'inanité de ses présupposés sur les soi-disant manifestations de l'esprit de son fils. Un véritable tour de force !
Dick n'hésite pas non plus à évoquer la logique inductive de l'école hindouiste (l'anumana) pour fustiger les obsessions de Timothy Archer : "En Occident", fait-il déclarer à Angel, "nous ne possédons pas de syllogisme exactement équivalent à l'anumana, et c'est regrettable, car si nous disposions d'une formule aussi rigoureuse pour vérifier notre raisonnement inductif, l'évêque Timothy Archer l'aurait connue, et s'il l'avait connue il aurait su qu'il ne suffisait pas que sa maîtresse s'éveillât les cheveux roussis pour avoir la preuve que l'esprit de son fils mort était revenu de l'autre monde, par delà la tombe."
À vrai dire, il n'est peut-être pas absolument nécessaire d'évoquer l'école hindouiste de logique pour mettre en évidence les pièges du raisonnement par induction cher à Sherlock Holmes et dont abusent Timothy Arcer et John Allegro pour justifier leurs obsessions. La logique "occidentale" dispose elle aussi d'excellents outils. On reconnaîtra cependant à Dick le caractère élégant et original de son procédé.
"On peut s'irriter de ce relent de religiosité en quoi tout se transforme chez lui", regrettait déjà en 1972 un Pierre Versins — par ailleurs admiratif — dans l'entrée "Dick" de son Encyclopédie. Les craintes de Versins devaient malheureusement trouver une trop évidente confirmation avec Siva et L'Invasion divine. Et pourtant, alors qu'en abordant, dans La Transmigration de Timothy Archer, un sujet aussi périlleux que les spéculations sur l'origine du christianisme, il s'exposait au risque des dérives mystiques les plus absconses, Dick en profita au contraire pour donner une surprenante et effiace leçon de lucidité, dont humour et autodérision ne sont pas absents. La rupture avec ses deux romans précédents s'avère spectaculaire autant qu'inespérée.Avec ce chef-d'œuvre de théologie-fiction que constitue La Transmigration de Timothy Archer, l'auteur ô combien polymorphe d'Ubik prend le visage du logicien et du sceptique. Qui se plaindra de cette ultime métamorphose ?
Joseph Altairac
(17) La Transmigration de Timothy Archer, p. 101.
(18) Ibid., pp. 121-127.
(19) Les puristes seront intéressés d'apprendre que l'édition française de The Transmigration of Timothy Archer omet un poème de Robert Herrick (1648) que voici, placé en exergue dans l'édition originale :
An Ode for him
Ah Ben!
Say how, or when
Shall we thy Guests
Meet of those Lyreick Fasts
Made at the Sun,
The Dog, the triple Tunne?
Where we such clusters had,
As made us nobly wild, not mad;
Out-did the meate, out-did the frolick wine.
My Ben
Or come agen;
Or seen to us,
Thy wits grat over-plus;
But teach us yeat
Wisely to husband it;
Lest we have Talent spend:
And having once brought to an end
That precious stock; the store
Of such a wit the world should have no more.
NLM n° 23, octobre 1993.