Or, un jour, la fillette le questionna :
« Est-il vrai, papa, que ces belles coquilles sont les oreilles de la mer ? »
Le père réfléchit un moment. Il y a quelquefois des questions auxquelles les papas eux-mêmes ne savent trop que répondre.
« Les flots parlent, reprit Annette. Donc ils ont une bouche. N’as-tu jamais entendu leur ramage ?
- Pour cela, oui ! » répondit le père avec conviction.
Il était marin et connaissait bien des choses. Que de fois, sur sa barque solitaire, errant au hasard entre le ciel et la mer, avait-il écouté l’eau qui jasait autour de lui ? Il avait même causé avec elle, car le balancement de la mer semblait lui apporter les baiser de sa petite fille chérie. Et lui, il confiait de ses nouvelles aux vagues, parce que, avant de se briser, elles s’en allaient jusqu’à Naples, où, quelqu’un des siens, passant là et entendant le flot battre la jetée, reconnaîtrait peut-être le salut de l’absent… Et puis, allez donc dire aux marins que l’eau ne parle pas !
« Donc, continua Annette, poursuivant son idée, s’ils ont une bouche pour parler et pour m’embrasser les pieds quand je marche sur la plage, ils doivent aussi avoir des oreilles pour entendre ? Que t’en semble ?
- Il me semble que oui, dit le père. Et alors ?
- Alors…, rien ! » soupira Annette, qui, pendant la fin de la promenade, ne questionna plus son père.
Celui-ci avait enfin compris que sa fillette ne s’arrêtait pas devant les vitrines des marchands de coraux pour contempler un de ces colliers qu’il désirait tant lui attacher autour du cou ! Un jour, il lui demanda si elle pensait encore aux oreilles de lamer.
« Toujours, répondit Annette, très sérieusement.
- Mais pourquoi ? »
Le père tiraillait ses longues moustaches, cherchant à deviner.
« Parce que, dit Annette, quand tu seras en mer, si j’avais quelque petite chose à te dire, j’approcherais ma bouche de l’oreille de lamer, comme je l’approche de tes oreilles à toi, et je lui dirais cette petite chose. La mer, ensuite, penserait à te la communiquer. »
Le père d’Annette n’était pas marin pour rien. Cette idée fut de son goût ; il la trouva si belle même, qu’il commença à faire des économies.
« Tu ne fumes plus ? demanda un jour, toute surprise, la maman d’Annette.
- J’en ai perdu le goût, répondit-il avec désinvolture. Cela me faisait mal à l’estomac.
- Tu plaisantes ! dit la maman. Tu as toujours eu un estomac d’autruche, capable de digérer des pierres !
- Cela tient peut-être, bredouilla le père, à ce que je prends trop peu d’exercice. Dorénavant, je ne monterai plus en tramway. »
Grâce à ces petites économies habilement masquées, les oreilles de la mer devenaient abordables. Il semblait à ce « papa gâteau », que l’un des coquillages venait à lui par un chemin toujours plus proche en lui disant :
« Viens, approche encore un peu ! Là, me voilà juste à point…, prends moi. »
Bref, il l’acheta. Deux jours après, papa partait sur la Sainte-Anne, la belle goélette de pêche du patron Carmine.
Avant de partir, il avait donné ses instructions à Annette :
« Tous les matins tu me diras bonjour, et tous les soirs, avant de te coucher, tu m’enverras un baiser. »
L’oreille de la mer fut placée sur la commode de la maman, juste devant la statuette de Sainte-Anne, et la chaise d’Annette était toujours posée devant la commode ! Le bonjour du maint et le baiser du soir furent fidèlement donnés, ainsi qu’il en était convenu, et, de plus, il y avait tant de choses à raconter au père en voyage, la journée était si pleine d’évènements !
Cette oreille de mer devint un membre de la famille, disons plus, le membre le plus précieux. Ne représentait-elle pas l’absent ?... Si la chèvre avait abîme le tricot de la grand’mère, en tirant sur son peloton, papa était le premier à en être informé ; si Annette avait eu pour sa calligraphie dix points accompagnés d’éloges, c’était encore au père qu’elle se hâtait de l’apprendre ; s’il y avait eu des fraises au dîner, Annette lui contait leur saveur. Et puis, elle lui apprenait tant d’importantes nouvelles : « Il pleut… Je vais me coucher… Je mets ma robe à carreaux rouges et bleus, etc… »
Quand il était l’heure de la promenade, Annette disait :
« Maintenant, allons chercher les réponses. »
Il y en avait toujours. La mer, bonne ou mauvaise, n’est jamais au repos. Quand elle clapotait silencieusement autour des barques remuant à peine, Annette entendait son papa qui lui disait :
« Sois sage, ne te penche pas par la fenêtre, donne un baiser à ta maman et à ta grand’mère, dis à tous que je vais bien… »
Quand la mer secouait les barques, gaiement, à la belle lumière du soleil, avec une certaine odeur d’algues qui met en belle humeur, Annette entendait son père éclater de rire :
« La chèvre, eh ! Je l’ai su. Cette Nérotte est une brigande ! Le tricot de la grand’mère ! Tu as dû bien te divertir !... »
Et la petite Annette entendait tant d’autres choses !
Dans les journées de tempête, Annette ne pouvait pas entendre se briser contre la jetée la grande rumeur de la marée sans trembler ! Elles restaient à la maison, la grand’mère, la maman et elle, pâles d’effroi, récitant la prière des marins !
Le tendre papa avait un peu oublié la coquille. Il pensait tant à Annette qui devait le plaindre, et il était aussi tellement occupé ! Ce n’est pas une vie de fainéant que l’on mène à bord ! On travaille jour et nuit, sans interruption. Il ne reste, - quand il en reste, - que le temps indispensable pour s’appuyer le soir sur le pont et regarder le sillage du bateau qui navigue vers la douce terre où on a laissé les siens… Un soir même, la mer était si grosse et le ciel si chargé, que le patron Carmine dit :
« Mes enfants, ce n’est pas le moment de plaisanter ; vite aux voiles. Préparons-nous ; c’est vers trois heures que
Il parlait sur un certain ton, avec une certaine ride au milieu du front, qui fit que tous les hommes le comprirent instantanément. Personne ne connaissait les tempêtes mieux que ce vieux loup de mer. Figurons-nous si, à ce moment-là, le père d’Annette eut le temps de penser à autre chose qu’à toutes les espèces de voiles, grandes ou petites, hautes et basses, triangulaires ou quadrangulaires qui sont sur une goélette et qui s’appellent de vingt noms différents. Justement, le papa d’Annette était gabier.
Le patron Carmine n’avait pas pensé que la bourrasque éclaterait aussi imprévue et terrible. La mer se couvrit, en un instant, de crêtes blanches qui augmentaient, augmentaient, s’élevant comme des montagnes. Le ciel, après avoir été obscur, devint jaune, puis vert. Des rafales formidables envahirent la Sainte-Anne en la renversant sur les flots. On entendait les sourds éclatements du bois qui se brisait, et il semblait que les mâts dussent se rompre à chaque coup de mer : les voiles étaient secouées d’une telle violence, que les robustes gabiers ne pouvaient réussir à les replier.
Les ordres, les cris et les avertissements se croisaient dans le vacarme de la mer et du vent. L’obscurité devenait de plus en plus profonde ; la Sainte-Anne plongeait dans les ténèbres. Un grand nuage de sable l’avait régulièrement recouverte. Au milieu du bruit, on entendit une voix crier :
« Un homme à la mer ! »
Et la Sainte-Anne bouleversée, courait, courait, jouet du destin !
L’homme tombé dans la mer était le père d’Annette ; tout d’abord il fut pris dans un tourbillon, et il se crut à sa dernière heure.
Mais – comme il arrive souvent – la nuée de sable continuant sa route laissa l’air éclairci. Le gabier reprit courage, se coucha sur le flot, et jeta un cri qui fut entendu. Un autre cri lui répondit : « Un homme à la mer ! »
Les compagnons savaient donc qu’il vivait, et ils feraient certainement tout pour revenir sur leurs pas et le recueillir. Pendant un moment, le père d’Annette nagea vigoureusement dans la direction de la Sainte-Anne ; puis, ne voyant plus ni mât, ni voile à l’horizon, il chercha à épargner ses forces, et il se laissa porter au gré des flots. Combien d’heures se passèrent-elles ainsi ? Le père d’Annette ne les compta pas ; il sut seulement qu’elles durèrent une éternité. La venue de la nuit l’avait découragé. Ses compagnons ne revenaient pas ; il était certainement survenu quelque malheur : si la Sainte-Anne n’était pas en péril de naufrage, elle devait, pour le moins, se trouver dans l’impossibilité de se diriger ! Il était donc perdu !
Les heures s’écoulèrent noires, lentes, sinistres. La mer, devenue tranquille, berçait le pauvre naufragé. Qu’importe, à présent, que les flots furieux ne ballottent plus, comme une épave, un homme à bout de forces ? Abandonné de tous, il ne peut plus espérer son salut que d’un miracle.
Ainsi pensait le pauvre papa d’Annette. Le froid l’avait vaincu, ses membres se recroquevillaient, ses bras ne pouvaient plus se mouvoir. Par moments, il avait le désir de fermer les yeux et de se laisser couler au fond.
Mais, tout à coup, il pensait aux siens, à Annette, et le désir de revoir sa petite lui donnait encore une lueur de courage ; il essayait de nager. Il y avait tant d’heures qu’il attendait, et il se sentait si fatigué, si fatigué ! Un instant, il ferma les yeux, il ne vit plus rien, il ne pensa plus à personne.
… Ce soir-là, Annette avait causé plus que de coutume avec son père si lointain. Elle lui avait dit tant de chose dans le creux du coquillage ! Elle lui avait raconté toute sa journée, et, pour finir, elle lui avait envoyé trois baisers, dont un de la part de sa maman ; puis, elle était allée se coucher. Mais le sommeil n’avait pas voulu venir. Elle entendait sa mère travailler à la machine dans la chambre à côté. Elle pensait que ce serait si beau si son papa et sa maman étaient toujours ensemble, oui, oui, toute la vie, avec Annette.
Au lieu de cela, le pauvre papa était sur la mer !... Annette descendit de son petit lit, marcha sur la pointe des pieds déchaussés, jusqu’à la commode, et là, mettant sa bouche tout près de l’oreille de lamer, elle murmura tout bas, tout bas, pour que sa maman n’entendit pas :
« Petit papa, mon petit papa, reviens vite, vite ! oh ! oui, reviens vite, parce que nous sommes trop seules, maman et moi, reviens, reviens, reviens ! » parce que nous sommes trop seules, maman et moi, reviens, reviens, reviens ! »
Contente, elle se faufila dans ses couvertures et dormit jusqu’à l’aube.
Le message d’Annette mit un peu de temps à arriver ! D’abord, parce que le père était très loin, puis parce que l’Océan lui-même ne fait que ce qu’il peut. Les paroles roulèrent, roulèrent sur la crête des vagues et arrivèrent à l’aube portées par le léger mouvement de la marée. La mer triste, muette, entourait un corps d’homme qui s’abandonnait ; elle commença à murmurer, à chuchoter une chose, une chose… Quelle chose, disait-elle ?
« Reviens, reviens, nous sommes seules, reviens, reviens, reviens !...
L’homme entendit ; il rouvrit les yeux. Il fallait encore lutter ! Les oreilles de la mer avaient entendu les douces paroles d’Annette, et la mer priait pour elle, avec la petite voix de l’enfant, avec son gémissement si semblable à celui de la marée. Courage ! le père d’Annette fit un dernier effort, se souleva sur l’eau et regarda au loin : oh ! joie ! la Sainte-Anne était à l’horizon ! Portée par le vent, elle accourait , toutes voiles déployées.
Cette histoire m’a été racontée par le père d’Annette. La petite riait, les yeux un peu humides, et moi, dois-je vous le dire ? moi… je pleurais !
Traduit des contes italiens de Téresah par Mme Mathilde P. CREMIEUX