À deux reprises dans le cours du roman (6), Philip K. Dick cite le nom de cet Anglais, véritable spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, qui fut maître de conférence à l'Université de Manchester. C'est que John Alegro, en dehors de celle due à ses talents reconnus de philologue, jouit d'une notoriété plutôt ambiguë pour un ouvrage fort curieux qui, en 1970, défraya la chronique : The Sacred Mushroom and the Cross. Ce volume fut traduit en français l'année suivante aux éditions Albin Michel sous le titre Le Champignon sacré et la Croix.
À première vue, voilà un travail qui en impose. John Allegro précise, dans une note préliminaire, que ses travaux "sont accompagnés de leurs données techniques, qui dépasseront sans doute généralement la compréhension du lecteur non spécialisé, auquel l'ouvrage est d'abord destiné." (7) On ne saurait mieux dire ! Les "données techniques" en question occupent une quarantaine de pages en fin de volume : notes en hébreu, arabe, araméen, akkadien, grec, etc., sur deux colonnes, index philologique et index biblique, le tout composé dans un corps microscopique. Pour compliquer encore les choses, l'éditeur français s'est contenté de reproduire ces notes telles qu'elles se présentaient dans l'édition anglaise, sans modifier les renvois de pages, ce qui rend les recherches particulièrement acrobatiques (j'ai essayé), la pagination de la traduction ne pouvant évidemment pas correspondre à celle de la version originale !
Le profane ne manquera pas d'être impressionné par un tel étalage d'érudition. Mais que cherche à démontrer ce discours apparemment si savant ? Tout simplement que les textes sacrés du christianisme sont truffés (c'est le cas de le dire) d'allusions au culte secret d'un champignon hallucinogène, symbole de fertilité ! Et que, de plus, pour faire bone mesure, Jésus n'a jamais existé…
Voici comment John Allegro interprète un passage de l'Ancien Testament mettant en scène Ezéchiel : "Le langage figuré qui fait allusion au champignon est ici d'une évidence dramatique. Le prophète [Ezéchiel] voit l'Amanita muscaria, son champignon rouge ardent parsemé des flocons blancs de la membrane déchirée de la volve. Dans cette chair se trouve la drogue hallucinogène, qui a le pouvoir d'augmenter les facultés de perception, d'aviver les couleurs et de rendre les objets beaucoup plus grands ou plus petits qu'ils ne le sont réellement." (8)Et il ne s'agit que d'un exemple parmi des dizaines d'autres. À tout moment, John Allegro utilise ses connaissances en philologie pour se livrer aux rapprochements étymologiques les plus audacieux. Saviez-vous que dans le Talmud, Jésus est parfois nommé Bar Pandêrâ', "fils de la Panthère" ? Allegro précise que "[cette] épithète est demeurée mystérieuse et a survécu même aux activités zélées des censeurs chrétiens surtout parce que son sens a été oublié" (9). Eh bien, figurez-vous que notre chercheur l'a retrouvé ; l'épithète de "panthère" accolée à Jésus provient d'Amanita pantherina, un champignon voisin d'Amanita muscaria ! Tout s'explique…
Ne nous y trompons pas. Nous sommes, avec Le Champigon sacré et la Croix, en présence d'un délire de grande classe, d'un niveau bien supérieur à celui de la majorité des élucubrations qui encombrent les collections spécialisées en conjectures farfelues (10). On comprend aisément que de telles idées aient séduit Philip K. Dick, et qu'il ait présenté Timothy Archer comme un adepte du philologue britannique. Ainsi qu'il le fait déclarer à Bill Lundborg, "[…] ce champignon n'existait même pas. C'était une supposition gratuite. Tim avait piqué l'idée à un érudit nommé John Allegro. Le problème avec Tim, c'est qu'il n'avait pas de pensées personnelles : il empruntait les idées des autres et s'imaginait ensuite qu'elles venaient de lui, alors qu'il s'était contenté de se les approprier."
Mais l'ambition de John Allegro ne se borne pas à vouloir mettre en évidence les traces d'un culte secret du champignon chez les Hébreux et les premiers chrétiens. Cette découverte serait pourtant déjà, en elle-même, tout à fait stupéfiante (si j'ose dire). Il n'hésite pas à proposer, avec un incroyable aplomb, une histoire alternative du judaïsme et des débuts du christianisme."La religion israélite était fondée sur le culte du champignon sacré, comme le montrent maintenant les noms de ses tribus et de ses mythes.
"Le fanatisme de certains de ses adhérents provoqua une opposition interne et externe, et après les désastreuses révoltes contre les Assyriens et les Babyloniens aux VIIe et VIe siècles av. J.-C., survint une période de réaction, qui effaça énergiquement le passé lors des mouvements de réforme du judaïsme des VIe-Ve siècles.
"Le culte du champignon disparut pour reparaître, avec des résultats plus désastreux encore, aux Ier et IIe siècles de notre ère, lorsque les Zélotes et leurs successeurs défièrent à nouveau la puissance de Rome.
"Le christianisme se purifia après l'holocauste et chassa ses drogués dans le désert comme "hérétiques", se pliant tellement à la volonté de l'État qu'au IVe siècle il s'intégra aux puissances gouvernantes."
Par moment, avouons-le, certaines des idées d'Allegro peuvent faire penser davantage aux farces hilarantes des Monty Python (l'image des "drogués chassés dans le désert" !) qu'à des spéculations historiques sérieuses.
On imagine sans peine la réaction horrifiée du monde savant à la sortie de The Sacred Mushroom and the Cross. John Allegro avait déjà provoqué l'irritation de plusieurs de ses collègues par des interprétations jugées peu orthodoxes des manuscrits de la Mer Morte. Cette fois, c'en est trop. Dans The Times du 26 mai 1970, quatorze scientifiques britanniques éminents signeront une lettre réfutant les scandaleuses conclusions d'Allegro (11).
Et pourtant, comme si cela ne suffisait pas, les buts d'Allegro vont encore au-delà d'une réinterprétation déjà radicale de l'histoire des religions. Dans un ouvrage semble-t-il inédit en français, The End of a Road (1970), présenté comme une sorte de complément ("companion volume") à The sacred Mushroom and the Cross, John Allegro sonne le glas du christianisme : comment, en effet, faire confiance à une religion basée sur le culte de la fertilité et l'adoration d'un champignon hallucinogène ? À l'"idée fixe" du champignon sacré s'ajoutent des prétentions de moraliste et de philosophe (12). Pour John Allegro, les véritables origines (d'après lui !) du christianisme discréditent la majeure partie de son enseignement. Pour Timothy Archer, cet enseignement n'a pas de sens en lui-même. La vérité ne peut se trouver que dans la consommation du champignon magique : "L'anokhi […]. Le champignon. Il est quelque part là-bas et ce champignon est le Christ. Le véritable Christ, pour qui parlait Jésus. Jésus était le messager de l'anokhi qui est le vrai pouvoir saint, la vraie source. Je veux le voir, je veux le trouver. Il pousse dans les grottes. Je le sais." Son idée fixe le conduira à la mort.L'édifice construit par John Allegro s'appuie presque uniquement sur sa spécialité, la philologie. Il a pourtant dû sentir malgré son obsession, que ses idées, heurtant de front tout ce que l'histoire des religions nous avait appris jusqu'ici, nécessitaient une preuve plus concrète. Et quelle plus belle preuve que le "champignon" de la fresque lmédiévale de Plaincourault ?
"Toute cette histoire de l'Éden," écrit Allegro, "est une mythologie fondée sur le champignon, surtout dans l'analogie entre "l'arbre" et le champignon sacré […]. Aussi tardivement qu'au XIIe siècle, un souvenir de cette vieille tradition demeurait parmi les chrétiens, à en juger par une fresque du mur d'une église ruinée, à Plaincourault, près de Mérigny, dans l'Indre […]. Nous y voyons l'Amanita muscaria dans toute sa gloire, entourée d'un serpent, tandis qu'Ève se trouve dans le voisinage, se tenant le ventre" (13). À cause d'une indigestion de champignons ? serait tenté de se demander un mauvais esprit…
Comme on s'en doute, les historiens de l'art, pour leur part, n'adhèrent guère à cette interprétation du champignon, et reconnaissent dans la fresque en question un arbre stylisé (14). Mais certains certains mycologues ne s'y sont-ils pas laissé prendre ? En tout cas, l'illusion de la preuve "matérielle" est là : le prétendu "champignon" de la fresque de Plaincourault sert très opportunément à illustrer la couverture de l'édition française du Champignon sacré et la Croix.Il est frappant de voir à quel point l'ouvrage d'Allegro s'inscrit dans la soi-disant "drug culture" de l'époque, même si c'est, ainsi que l'on a pu le constater, au corps défendant de son auteur. Et, à propos de "drug culture", nul ne sera surpris d'apprendre que Philip K. Dick comptait parmi ses fans un certain Timothy Leary…
En marge de cette idée du culte du champignon hallucinogène, remarquons une autre hypothèse d'Allegro qui, sans doute, ne manqua pas d'attirer l'attention de Dick. "Nous verrons," écrit Allegro, "comment le culte du champignon était étroitement lié à la nécromancie, c'est à dire à l'évocation de l'esprit des morts pour prédire l'avenir" (15). Voilà qui nous rappelle immanquablement l'épisode dans lequel Timothy Archer (de la même manière que son modèle réel, l'évêque James H. Pike) entre en contact avec l'esprit de son fils suicidé, qui prédira la mort de sa maîtresse. Ce rapprochement mérite d'être fait, même s'il n'est pas indispensable d'en appeler au champignon sacré d'Allegro pour expliquer la dérive spirite de l'évêque (16), qui marche sur les traces de personnalités aussi célèbres et (apparemment) lucides que William Crookes, Camille Flammarion et Arthur Conan Doyle.
Joseph Altairac
(6) Op. cit., pp. 88 et 220.
(7) Le Champignon sacré et la Croix, p. 9.
(8) Ibid., pp. 127-128.
(9) Ibid., p. 162.
(10) Le Champignon sacré et la Croix est d'ailleurs paru hors collection, alors que l'éditeur Albin Michel disposait d'une collection particulièrement redoutable de barjoteries, "les Chemins de l'impossible".
(11) Voir Michael Baigent et Richard Leigh, The Dead Sea Scrolls Deception, Jonathan Cape, London, 1991, pp. 62-63. Cet ouvrage (qui sera traduit en français au moment où paraissent ces lignes) contient d'intéressantes précisions sur John Allegro et la réception de ses travaux ; on l'utilisera cependant avec prudence, sachant que Baigent et Leigh sont aussi les auteurs, en collaboration avec Henry Lincoln, d'ouvrages sujets à caution, dont le trop célèbre The Holy Blood and the Holy Grail (L'Énigme sacrée, Pygmalion/Gérard Watelet, 1983).
(12) La couverture de l'édition de poche de The End of a Road (Panther Books, 1972) porte plaisamment en accroche : "This back could be the last nail in God's coffin…"
(13) Ibid., p. 112.
(14) Voir l'article de Michel Meurger, "Lovecraft, Newbold et le manuscrit Voynich", in Études lovecraftiennes n° 11, pp. 27 et 38 (note 10).
(15) Le Champignon sacré et la Croix, pp. 147-148.
(16) Lire à ce sujet Dialogue avec l'au-delà, de James A. Pike (J'ai lu, col. "l'Aventure mystérieuse").
NLM n° 23, octobre 1993.