Le capitalisme a-t-il fait faillite ?

Publié le 05 août 2011 par Copeau @Contrepoints

Le célèbre économiste qu’est le Professeur von Mises, auteur d’une série d’ouvrages qui comptent parmi les plus remarquables de notre temps, répond dans l’article que l’on va lire à la récente chronique de M. Thierry Maulnier qui commentait la faillite de la bourgeoisie.

Par Ludwig von Mises (1881-1973), économiste autrichien
Texte publié dans France-Amérique, numéro 80, daté du 23 novembre 1947 (pages 1 et 7, le chapeau introductif est du journal).
Traduction par Hervé de Quengo.

Les communistes, les fascistes et les nazis répètent a cœur joie que le capitalisme est condamné, qu’il est appelé à disparaître pour céder la place à un système social meilleur et plus équitable, c’est-à-dire le socialisme. Le fanatisme dont témoignent ces assertions est en vérité très remarquable. Mais les arguments invoqués sont assez faibles et ne prouvent pas grand-chose.

La quintessence de toutes les affirmations socialistes est le matérialisme dialectique, la doctrine marxiste selon laquelle le règne du socialisme viendra fatalement, indépendamment de la volonté des mortels. Ce dogme fondamental découle de la dialectique de Hegel et de sa prétendue loi de la négation de la négation. Le capitalisme serait « La première négation de la propriété individuelle privée ». Il « engendre sa propre négation avec l’inexorabilité d’une loi naturelle », c’est-à-dire la mainmise par l’État sur les moyens de production. Cette référence à Hegel pourrait être considérée comme une démonstration suffisante dans la Prusse des Hohenzollern où les œuvres de Hegel étaient une sorte d’évangile. Aujourd’hui, hors de l’Empire de Staline, même les marxistes les plus fanatiques n’osent plus invoquer cette dialectique à l’appui de leurs prophéties. Pas un homme de bon sens n’attache à présent la moindre valeur aux subtilités dialectiques de Marx et de Hegel.

De même l’expérience que l’on invoque n’apporte aucune preuve à l’appui du socialisme. S’il y avait un enseignement ou une démonstration à tirer de l’histoire, ce serait que la propriété privée des moyens de production constitue une condition indispensable de civilisation et de bien-être matériel. Jusqu’à maintenant toutes les civilisations ont été fondées sur la propriété privée. Seules les nations qui ont adopté ce principe sont sorties de la pauvreté et ont vu s’épanouir les sciences, les lettres et les arts. Enfin une comparaison entre les conditions de vie des masses dans la Russie socialiste et dans l’Amérique capitaliste n’est certainement pas à l’avantage du système communiste.

Ceux qui parlent avec complaisance d’une prétendue faillite de la bourgeoisie ont recours à un procédé très simple. Tout ce qui est peu satisfaisant est imputé au capitalisme. Par contre aucun mérite ne lui est concédé. On laisse entendre que ses améliorations furent offertes à l’humanité comme un cadeau du destin. S’il n’y avait pas « les contradictions inhérentes du mode de production capitaliste » tous les hommes pourraient jouir en paix des bénédictions d’un pays de cocagne. Avides de profits élevés, les bourgeois ne produisent pas les choses dont les gens ont besoin, mais seulement celles dont la vente est profitable. C’est ainsi qu’ils maintiendraient intentionnellement les masses dans la pauvreté et l’esclavage.

Pour réfuter ces ineptes sornettes, il n’est que de considérer le fonctionnement des marchés économiques, du système capitaliste dont on a tant médit.

En régime capitaliste, la production travaille pour le marché. Le « test » de toute la production, c’est la vente, les acheteurs étant mus par le désir de se procurer les marchandises mises à leur disposition. Il ne peut pas être question de faire un bénéfice en produisant d’autres biens que ceux dont le public a besoin et qu’il est, pour cette raison, disposé à acheter. Il n’y a par conséquent aucune contradiction entre la production en vue du profit et la production en vue de la consommation, puisque c’est seulement en produisant pour celle-ci que l’homme d’affaires peut réaliser un profit. Le capitalisme c’est le règne du consommateur. Ce sont les consommateurs qui, en achetant ou en s’abstenant d’acheter, déterminent ce qui doit être produit, tant au point de vue de la qualité que de la quantité. Leur attitude engendre soit un profit soit une perte pour l’homme d’affaires. C’est par eux que les pauvres deviennent riches et les riches deviennent pauvres. Ils décident en fin de compte à qui doit appartenir le capital et qui doit diriger les usines.

La production en masse est la clef de la prospérité des grandes affaires. Une grosse entreprise court au désastre si elle ne parvient pas à réduire les frais de production de chaque article en augmentant le total de la production et en même temps le total de la vente. Ce n’est ni la grandeur de ses usines ni l’importance du capital investi qui constituent la caractéristique de la grosse entreprise, mais le fait qu’elle sert de vastes couches de la population. Toutes les ramifications des grosses entreprises sans aucune exception, produisent directement ou indirectement pour les besoins de tous. Les établissements qui n’ont en vue que les besoins particuliers des classes aisées sont relativement de petites dimensions.

Pourtant dans le capitalisme de la société bourgeoise ou capitaliste, les industries de luxe assument, elles aussi, une fonction très importante. Aussitôt que les riches ont adopté une nouveauté et en ont fait un luxe à la mode, l’homme d’affaires se trouve incité à améliorer ses méthodes de production afin de la rendre accessible aux masses. Le grand sociologue français Gabriel Tarde a dit à ce sujet : « Une innovation est le caprice d’une élite avant de devenir un besoin du plus grand nombre… ce qui est un luxe aujourd’hui sera demain une nécessité. » En jetant un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire des trente ou quarante dernières années, nos contemporains n’auront pas de peine à trouver de nombreux exemples de cet axiome.

En achetant ses produits, les consommateurs remboursent également les frais encourus par l’homme d’affaires pour le développement de la production. En dernier ressort les salaires ne sont pas payés par le chef d’entreprise mais par le consommateur. Cette constatation montre clairement la futilité de toutes les tentatives d’améliorer le bien-être matériel des masses par une manipulation des salaires. On peut soutenir que le profit résultant pour les salariés d’une hausse de salaires s’accompagne d’une perte égale pour eux en tant qu’acheteurs. En fin de compte on ne peut relever le niveau de vie général qu’en améliorant les méthodes technologiques de la production.

Si l’on considère les bénéfices, la situation est à peine différente. En 1946, M. Robert Nathan avait préparé, pour les syndicats ouvriers qui demandaient des augmentations de salaires, un rapport intitulé « Une politique nationale des salaires pour 1947. » Dans ce document qui fut sévèrement critiqué en raison du parti pris dont il témoignait contre le système capitaliste, M. Nathan estimait que les bénéfices de toutes les entreprises de production aux États-Unis en 1946 ne représentaient que 4,8 % des ventes. Contrairement aux mensonges généralement accrédités, la part du revenu qui est touchée par les actionnaires ne représente qu’une faible fraction de la somme payée pour les salaires et les émoluments. Bien plus, sur le revenu net qui est remis aux actionnaires après payement des impôts, une partie seulement est dépensée tandis que le reste est mis de côté et investi en vue d’un développement ultérieur de l’entreprise. De tels investissements permettent d’accomplir de nouveaux progrès technologiques. Aucun projet n’est réalisable si les fonds nécessaires à son exécution n’ont pas été préalablement mis de côté dans ce but. La détresse actuelle des pays européens vient précisément du fait que les fonds nécessaires pour la modernisation de leur outillage industriel font défaut.

On ne fait pas de profits en réduisant la part qui, de droit, revient aux ouvriers, mais en réussissant à fournir aux consommateurs, dans les meilleures conditions, les produits qu’ils demandent. Les entreprises qui excellent à adapter leur production à la demande changeante du public et qui utilisent l’afflux incessant de connaissances technologiques nouvelles font des bénéfices tandis que les entreprises moins habiles enregistrent des pertes.

La qualité essentielle du système de libre entreprise, c’est de répéter chaque jour ce procédé d’élimination qui confère un rôle dominant aux hommes les plus capables dans la conduite des affaires et en écarte les autres.

Ce n’est pas par suite d’un défaut du système de production capitaliste que nous ne disposons pas d’un stocke plus abondant de biens. La cause doit en être recherchée dans la pénurie des facteurs naturels de la production et aussi dans le fait que le fruit des économies antérieures, c’est-à-dire le capital disponible, est limité et ne permet pas de faire face à tous les investissements désirables. Un facteur naturel et un facteur historique limitent notre pouvoir de créer pour tous la prospérité que nous souhaitons. Mais en contrepartie de ces handicaps, l’entreprise inspirée par l’esprit de profit, représente une indéfectible impulsion dans le sens du progrès et de l’amélioration.

Il est triste de constater que les gouvernements et les démagogues falsifient les données fondamentales de l’économie et s’engagent dans des politiques qui aboutissent à de sérieux mécomptes voire même à des catastrophes. Le développement de la production et l’amélioration de l’outillage industriel exigent un volume plus considérable de capitaux, c’est-à-dire de moyens de production, tels que instruments, machines et ainsi de suite. Mais les charlatans s’imaginent qu’ils peuvent remplacer par l’émission des billets et l’extension du crédit, des capitaux inexistants. Il est vrai qu’au début, de telles manipulations déterminent une brève et artificielle prospérité. Mais l’orgie financière qui en résulte est fatalement suivie par la dépression, la crise économique.

Les efforts des politiciens et des chefs ouvriers d’augmenter les salaires par des moyens de pression que l’on appelle par un euphémisme « méthodes syndicalistes, » ne valent guère mieux. Elles ne réussissent, elles aussi, que pour une brève période. Par la suite elles suscitent inévitablement une vague de chômage. En élevant le niveau des salaires au-dessus du niveau du marché, les ouvriers s’excluent eux-mêmes de celui-ci.

Les communistes nous disent que la crise économique et le chômage sont les maux inhérents au système capitaliste. La vérité est qu’ils sont l’inéluctable résultat d’une politique tendant à substituer au capitalisme un système de « compromis »… Le seul moyen de prévenir le retour de dépressions économiques et de vagues de chômage est de ne pas manipuler artificiellement le taux de l’intérêt, le montant du crédit et le niveau des salaires.

Le système capitaliste tend à relever continuellement le niveau des salaires. Mais le développement de cette tendance dépend de l’accroissement des économies et de l’accumulation de capital. En confisquant par des impôts cette partie du revenu de la population qui aurait été économisée et en se laissant aller à des dépenses inconsidérées conformément à la formule préconisée par Lord Keynes, les gouvernements font tout ce qu’il fait pour porter atteinte au bien-être de la population.

Le capitalisme a amélioré le sort matériel de toutes les couches de la population d’une manière inouïe. Dans les pays capitalistes, les populations sont infiniment plus nombreuses qu’à la veille de la « révolution industrielle » et « l’homme de la rue » jouit d’un standard de vie bien plus élevé que celui des classes aisées des époques passées. Le capitalisme n’a pas besoin de propagande pour faire son apologie. Ses réussites suffisent. Quelles sont donc celles que pensent lui opposer les socialistes ?

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À lire :
De nombreux documents de Ludwig von Mises sont consultables en ligne sur Catallaxia.org