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Dick et le champignon sacré (1)

Publié le 04 août 2011 par Zebrain

Il y a eu des gens bien plus dérangés que Philip K. Dick, et qui ont néanmoins produit des œuvres durablement adaptées à la vie de millions de gens sains d'esprit.

Charles Platt

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On a parfois tendance à regrouper les trois romans de Philip K. Dick, Siva, L'Invasion divine et La Transmigration de Timothy Archer sous le nom de "trilogie divine", comme si cet ensemble formait un tout parfaitement cohérent. C'est une opinion que ne défend pas, bien au contrare, Norman Spinrad dans sa pénétrante étude, La Transmutation de Philip K. Dick (1).

Selon l'auteur de Rêve de fer, Siva et L'Invasion divine feraient figure de créations "relativement mineures", alors que La Transmigration constituerait une "œuvre d'une lucidité lumineuse, toute imprégnée de bon sens". En quelque sorte, le véritable testament littéraire de Dick, bien davantage que la peut-être déjà trop fameuse (et fumeuse) Exegesis (2). Nous le suivrons sans peine dans son appréciation.

La Transmigration de Timothy Archer est conté du point de vue d'un personnage féminin, Angel Archer, la belle-fille de Timothy Archer. Cependant, détail qui ne trompe pas, elle exerce, comme le fit Dick lui-même, le métier de disquaire. On remarquera également, tout au long du roman, la compassion d'Angel vis-à-vis des autres personnages et ses tentatives pour expliquer, sinon excuser, leur comportement souvent fantasque, attitude dickienne s'il en est. Il est donc raisonnablement légitime de considérer Angel comme le porte-parole de l'auteur, ce que je ferai par la suite.

Mais d'abord, résumons l'ouvrage dans ses grandes lignes.

Timothy Archer est un brillant évêque de l'Église épiscopale (diocèse de San Francisco). C'est aussi un esprit fort, qui n'hésite pas à fleureter avec des idées jugées hérétiques par certains de ses coreligionnaires et à entretenir une maîtresse, Kristen Lundborg, qu'il présente comme sa secrétaire. Timothy Archer a un fils, Jeff Archer, qu'a épousé Angel. Jeff, au tempérament dépressif, et peut-être inconsciemment attiré par la maîtresse de son père, ne tardera pas à se suicider.

Kristen a également un fils, Bill, personnage plutôt sympathique mais réservé, habitué des maisons de repos et obsédé par les voitures.

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Après le suicide de Jeff, l'intérêt déjà vif de Timothy Archer pour les origines cachées du christianisme ne fait que s'exacerber. Il accomplit avec Kristen des voyages en Terre sainte et se plonge dans l'étude des énigmatiques manuscrits radokites. Il pense avoir découvert la nature originelle du christianisme : les premiers chrétiens adoraient en fait un champigon hallucinogène sacré !

Tout aussi surprenant : Timothy et Kristen pensent mainteant que l'esprit de Jeff se manifeste à eux : il provoque l'arrêt des pendules à l'heure de sa mort et enfonce des aiguilles sous les ongles de la maitresse de son père ! En faisant appel aux services d'un médium, Timothy et Kristen reçoivent des messages de Jeff. L'esprit prédit la mort prochaine de Kristen, prédiction qui se révèlera juste, malgré les doutes d'Angel. En effet, Kristen se suicide à son tour en avalant des barbituriques…

L'évêque Archer connaîtra également une fin tragique. Équipé d'une simple carte routière et de deux bouteilles de Coca-Cola, il se perdra dans le désert de la Mer Morte en quête de son fameux champignon mystique. On retrouver son cadavre "agenouillé comme dans la position de la prière. Mais en fait Tim était tombé d'une falaise".

L'affaire ne s'arrête pas là. En se rendant à un séminaire organisé par Edgar Barefoot, une ancienne relation de l'évêque, Angel retrouve Bill Lundborg. Et le fils de Kristen affirme posséder maintenant deux personnalités : la sienne propre, et celle de Timothy Archer. La preuve ? Il est désormais doté de xénoglossie, c'est à dire qu'il est capable de parler des langues étrangères qu'il ignorait jusqu'alors ! Barefoot est convaoncu de l'authenticité de cette étonnante réincarnation, mais pas la sceptique Angel. "Tim aurait apprécié la situation. S'il avait été encore en vie", conclura-t-elle philosophiquement à l'issue d'une discussion avec Barefoot.

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Pour imaginer Timothy Archer, Philip K. Dick s'est fortement inspiré d'un personnage parfaitement authentique, l'évêque de l'Église épiscopale de Californie, James A. Pike. Norman Spinrad rapporte qu'une parente d'une des épouses de Dick avait eu une liaison avec Pike, et que ce dernier, tout comme Timothy Archer, était parti un beau jour dans le désert du Néguev, équipé de deux bouteilles de Coca-Cola, pour y chercher des vestiges esséniens ! Lawrence Sutin, dans sa précieuse biographie de Dick (3), nous donne de plus amples précisions sur les relations entre Dick et Pike.

L'épouse de Dick à laquelle Norman Spinrad fait allusion n'est autre que Nancy Hackett, dont la belle-mère, Maren Hackett, eut une aventure avec Pike. Elle se suicidera par la suite. Il n'est guère difficile de reconnaître Maren Hackett dans le personnage de Kristen.

Pike et Dick se lièrent d'amitié. Tous deux, d'après Lawrence Sutin (4), se lançaient volontiers dans des discussions sur des spéculations théologiques. Pike abordait souvent le problème de la communication avec les morts : lui-même tentait d'entrer en contact avec son fils Jim qui s'était suicidé en 1966, et il pensait y être parvenu ! L'infortuné Jim fournira bien évidemment à Dick le personnage de Jeff Archer.

La mort tragique de Pike dans le désert de Judée, en septembre 1969, affecta profondément Dick, et l'on peut même voir dans la lettre qu'Angel Archer envoie à la critique Jane Marion l'écho d'un texte que Dick adressa en février 1981 à Joan Didion, auteur d'un essai sur Pike. Lawrence Sutin signale également qu'en plus du fils de Pike, Dick s'est inspiré de deux de ses amis, Tom Schmidt et Ray Harris, pour créer Jeff Archer (5).

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Fiction et réalité, dans La Transmigration de Timothy Archer, se trouvent donc inextricablement imbriquées, et quelques-uns des événements les plus invraisemblables et des personnages les plus déroutants du roman trouvent paradoxalement leur origine dans la vie et l'entourage direct de l'auteur. D'ailleurs, ne s'est-il pas souvenu de sa propre "révélation mystique" de 1974 pour l'épisode de la soi-disant réincarnation de Timothy Archer dans Bill Lundborg ? Comme le confiait Dick à Charles Platt en 1979 dans une interview plutôt sidérante : "[…] ça a envahi mon esprit, pris le cotrôle de mes centres nerveux […]. Cet esprit était pourvu d'un formidable savoir technique — un savoir qui embrassait la mécanique, la médecine, la cosmologie, la philosophie. Il avait des souvenirs qui remontaient à plus de deux mille ans ; il parlait grec, hébreu, sanscrit, il n'y avait rien qu'il parût ignorer." Comme plus tard Bill Lundborg, Dick se retrouve brusquement doué de… xénoglossie !

Mais il est une autre source dont Dick s'est inspiré et qu'il serait dommage de négliger : John M. Allegro.

Joseph Altairac


(1) Reproduit dans Regards sur Philip K. Dick, par Hélène Collon (éditions Encrage).

(2) Ce qui ne signifie pas, loin de là, que ce journal de deux millions de mots soit dépourvu d'intérêt. À ce sujet, on lira avec profit l'étude de Jay Kinney, "Corps à corps avec les anges : le dilemme mystique de Philip K. Dick", publiée dans le recueil critique déjà cité.

(3) Divine Invasions, a life of Philip K. Dick, Harmony Books, New York, 1989.

(4) Ibid., pp. 149-150.

(5) Divine Invasions, p. 279.


NLM n° 23, octobre 1993.


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