Dans cet extrait du célèbre film de Francis Ford Coppola consacré à la guerre du Vietnam, on voit une escadre d'hélicoptères s'apprêtant à bombarder un village occupé par des civils armés ou non, et notamment des enfants quittant à brûle pourpoint leur salle de classe pour se réfugier dans des abris. Dès que le massacre commence, on peut entendre cette musique obsédante de Wagner composée pour la deuxième partie de sa tétralogie: la Chevauchée des Walkyries. Or, certains nazis faisaient le même choix musical dans les camps d'extermination... Si le parallèle n'échappe à personne, je voudrais revenir un moment sur l'opéra lui-même. Rappelons que les Walkyries forment la petite armée du dieu Wotan (composée de ses propres filles) dont la mission est de rassembler les cadavres de héros recueillis sur les divers champs de bataille, dans le but ultime de grossir l'armée du Walhalla (l'équivalent de l'Olympe chez les Grecs). Pierre Boulez qui fut au milieu des années 1970, le partenaire de Patrice Chereau dans cette mise-en-scène devenue historique de la Tétralogie à Bayreuth, parle excellemment de cette étrange armée: "... quand aux Walkyries, elles sont en effet pourvoyeuses de morts et rient comme des hyènes. Toute leur musique possède une excitation extrême, une tension qui jamais ne se relâche, une exubérance déchaînée. Appels et rires sauvages en font des créatures effrayantes qui se reflètent dans l'extrême tension vocale requise à ce moment...". Il s'agit donc d'une musique particulière qui peut éventuellement inspirer des sentiments belliqueux comme l'indique encore, mais cette fois non sans humour, cette citation de Woody Allen: "quand j'écoute trop Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne !".
Shlomo Sand, dans son ouvrage sur le cinéma, nous livre une analyse précise du film de Coppola qui avec d'autres (comme Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino), reflète nous dit-il "l'esprit de conciliation" régnant à Washington durant la présidence de Jimmy Carter. On se souvient que l'officier interprété par Martin Sheen, reçoit pour mission de retrouver un colonel américain déserteur (Marlon Brando). Il rencontre alors le commandant de cette escadre d'hélicoptères (Robert Duvall) dont l'historien fait un portrait fidèle: en dehors du surf, ce personnage excentrique aime tout particulièrement l'odeur du napalm et son couvre-chef des officiers de cavalerie durant la guerre de Sécession... Quand il "pilonne le village vietnamien au son de la Chevauchée des Walkyries de Wagner, et les missiles ont vite fait de détruire tout ce qui bouge au sol. Le conflit entre le Nord et le Sud, entre riches et pauvres, est parfaitement traduit dans cette scène. Grâce à leur technologie sophistiquée, les Américains, dominent avec arrogance, tout espace ouvert du haut des cieux, mais au sol, dans les villages et les campagnes, ils se révèlent ridicules par leur faiblesse et leur maladresse pleine de cruauté." Et l'historien israélien de conclure: "toute occupation, de par le rapport des forces qu'elle implique, est perverse et corrompt l'occupant".
On retrouve en effet ce clivage néo-colonial Nord-Sud, pas seulement d'ailleurs entre les assaillants et leurs victimes au sol, mais aussi à l'intérieur des hélicoptères: les noirs américains sont visiblement gênés par cette situation... En revanche, ce que Shlomo Sand ne précise pas dans son analyse, c'est que cette musique n'est pas introduite par le réalisateur, mais par l'un de ses personnages. La différence est essentielle, car Coppola veut montrer à mon sens que le commandant utilise Wagner pour tuer de façon ludique et éviter de prendre conscience du massacre en train de s'accomplir. C'est un peu comme si, la drogue aidant, le virtuel avait brusquement surgi pour subvertir le réel et que les Américains étaient en train de réaliser leur propre film dans leur tête. Autrement dit, la mise-en-scène d'un personnage se superpose à celle du réalisateur. Alors que chez Wagner, on était dans le monde des Dieux, des héros et des hommes, ici on a des hommes qui "du haut des cieux", se prennent l'espace d'un instant pour des Dieux. Coppola dénonce l'hybris de cette situation et par cette mise en abyme, l'utilisation de l'art pour commettre des crimes de guerre.
Pour finir je voudrais faire litière d'un cliché lié à Wagner. On peut remarquer que dans son opéra, on ne voit pas vraiment l'armée des Walkyries combattre, tout au contraire. Ce n'est pas seulement lié à des questions techniques, Wagner veut surtout nous raconter l'histoire d'une trahison. Brünnhilde la fille préférée du Dieu Wotan, et membre de cette armée, reçoit des ordres contradictoires: dans un premier temps, son père lui demande d'aider Siegmund, le fils illégitime qu'il eut avec une simple mortelle, et qu'une mauvaise fortune a conduit dans la demeure de son propre ennemi; puis après une entrevue avec son épouse Fricka, Wotan change radicalement d'avis, ordonnant cette fois à Brünnhilde de ne plus protéger le héros. Mais celle-ci ne peut s'y résoudre et désobéit à son père, lequel devra finalement intervenir lui-même... On voit donc que la seule action importante des Walkyries dans l'opéra, est plutôt liée au refus de verser le sang d'un innocent, Siegmund. On est loin de cette image belliqueuse liée à Wagner...
dialogue entre Siegmund et Brünnhilde (mise en scène de P. Chereau)