Ch’Vavar sur la poupe
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Mallarmé
Ivar Ch'Vavar vient de publier, aux Editions des Vanneaux, une somme, si l'on veut, de « poétique en situation », Travail du poème : le journal de bord inquiet d'un capitaine, encore tourné vers le vieux monde au moment de partir, puis s'orientant résolument vers le grand large, brisant les flots et se perdant sous les orages imbéciles, doutant, cherchant l'orientation dans les lumières d'étoiles anciennes, Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé, poursuivant son voyage dans la terreur qui mène aux tout premiers rochers, îlots, la première île peut-être – accostant, faisant le tour de ce caillou ; laissant certains de ses matelots s'y installer et repartant avec les autres, encouragés par cette découverte, vers une plus grande amérique.
Le livre s'ouvre comme on présenterait aux vieux Européens et dans leur langue une carte de l'île lointaine que l'on a découverte. Nous sommes en 2007. Le texte est relatif à « l'espace poétique ». Ch'Vavar, avec la nonchalance crispée qui signe sa prose, essaie d'y expliquer la nature de son travail comme une espèce du genre – dont l'existence est jugée problématique en tant que telle – « poésie ». Puis, dans un second temps qui occupe la plus grosse partie de l'ouvrage, il dévoile le journal de bord – un pot-pourri de lettres, préfaces, papiers-collés, avant-propos et quatrièmes de couvertures, morceaux de poèmes et explications de textes, dont le bric et le broc posent les jalons d'une aventure dont nous ne savons pas, encore, où se situe son terme : l'œuvre d'Ivar Ch'Vavar, de sa folie, de ses amis imaginaires. Colomb aussi, peut-être, était considéré comme fou, avant que d'avoir posé pied à terre.
Parmi ce fatras d'idées et d'expériences – et ce n'est pas le moindre charme de ce livre que de forcer le lecteur à recoller les bouts soi-même, c'est-à-dire à « penser Ch'Vavar » – j'en passe trois au tamis de mes propres problèmes : le premier est relatif à la forme du poème, le second au rapport du poème au réel, le troisième à l'histoire de la poésie. Quant à la forme du poème, les considérations de Ch'Vavar se distribuent dans une sorte de cône dont « Quelques considérations et propositions sur l'espace poétique » (pp. 11-26) seraient la pointe abstraite et dont les multiples expériences concrètes (vers justifiés, vers arithmonymes, etc.) feraient la bouche évasée. Faire le lien entre ces deux niveaux signifie précisément imaginer la manière dont c'est le travail du vers lui-même, dans sa matérialité, qui organise dans le poème un foyer de sens – comme peut-être de la disposition et de la forme des murs dépend la place du centre de gravité d'une maison. « Foyer de sens », car ce centre du poème, en véritable cheminée, est perçu par Ivar Ch'Vavar comme un point de fuite : « Le centre de mon poème serait ce point aveugle, pour moi encore irrepérable, où, dans le creux du vers, l'énergie créatrice concentrée « passe de l'autre côté », comme dans un trou noir » (p. 20).
Ce qui nous mène, si ce point de fuite est une sortie (et cette sortie seule garantit que le travail, nécessaire, de la forme, ne s'achève pas en « formalisme ») du poème dans le réel, au second point. À la fois décrit comme « monde » et comme « monde imaginaire », il faut sans doute comprendre ce réel moins comme une chose en soi que comme un point de contact entre l'Intérieur et l'Extérieur, l'étincelle où se frottent, dans des expériences jouissives et douloureuses, un homme et des étants, un être-là et ce qu'il y a. Il en va, dans cette conviction non seulement qu'il existe un point de communication, mais que le passage de l'Intérieur à l'Extérieur se trouve tout au fond de l'Intérieur même, dans un trou Intérieur, d'un mysticisme de Ch'Vavar – Augustin, par exemple, ne prétendait pas autre chose. Mais l'étonnant, ce qui reste à comprendre, c'est précisément en quoi le travail des vers – et non pas la prière, la transe ou les coups de fouet – seul permet d'accéder à ce point, à ce point aveugle.
Avant de s'attaquer à cette question difficile, un mot sur mon troisième point – l'histoire : Ch'Vavar, dans Travail du poème, répète à plusieurs reprises que quelque chose s'arrête, n'est plus possible, à partir de Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé, dont les œuvres auraient conduit la poésie à sa limite. Il n'y aurait plus alors que de la post-poésie, ou de la néo-poésie, elle-même n'étant « qu'une catégorie de la post. » (p. 91). Or, il me semble que si l'on met en lien ces trois noms avec le problème, que nous venons de survoler, de la communication de l'homme avec le réel, on peut – et l'on doit – dire exactement l'inverse : la poésie, conçue comme travail pour faire communiquer l'Intérieur et l'Extérieur par le travail des vers, comme mystique matérialiste de la langue, commence avec ces trois auteurs. Il s'est en effet passé quelque chose, entre 1870 et 1900 : quelques fous ont préféré, aux jeux charmants des madrigaux comme aux sermons, à la pure immanence des chansons comme à la transcendance des prêches, ni de se contenter du vers, ni de chercher dans l'au-delà, mais de chercher l'être dans le vers lui-même. Qu'ils soient morts tôt ; qu'ils aient fini, lassés, par tout abandonner ; qu'ils n'aient laissé, comme des curés stériles, qu'une descendance douteuse, peut-être – n'empêche qu'ils sont les pères de ce programme : ce n'était pas celui de la poésie jusqu'à eux.
Pourquoi dès lors l'ont-ils reconnu eux-mêmes comme impossible ? Sans doute parce qu'il l'est ! L'échec est au fondement de l'entreprise : il faut relire les pages de Mallarmé sur le poème, et le langage, comme fiction. Aussi, qu'on ne puisse réellement faire communiquer l'Intérieur et l'Extérieur par le travail du vers ne signifie en rien que la poésie soit finie : c'est simplement qu'elle a de nouveau commencé, il y a 140 ans, comme programme impossible. Et que ce programme, comme celui de la psychologie rationnelle, de la physique dogmatique ou de la théologie pure, soit impossible, ne signifie pas non plus qu'il faille l'abandonner : car comme elles son objet vaudra, sinon comme celui d'une expérience, au moins comme Idée régulant un effort, c'est-à-dire comme fondement d'une éthique (c'est la grande leçon de la philosophie critique de Kant que, si l'Âme, le Monde et Dieu ne sont pas l'objet d'une expérience possible, ils valent comme Idées de la raison pratique, au fondement de la morale). Si l'absolu qu'il rêve ne sera pas atteint, sans doute ; s'il n'y aura pas d'autre amérique (il n'y en a jamais eue) ; si nous ne trouverons pas dans le poème, par le plus pur travail des vers, le point de fuite qui nous met réellement en prise avec de l'autre ou du dehors, du réel ou du monde – il n'empêche qu'il peut et qu'il est la forme d'un rapport à soi, aux autres et au monde, c'est-à-dire d'une éthique : le voyage même est une discipline, et le poème le lieu d'une subjectivation, qui naît de cet effort certes désespéré, ici et là, d'atteindre le réel dans et par le travail des vers, en se faisant soi-même le lieu de ce passage, de cette tension, de cette impossibilité – après celles de ses trois maîtres l'œuvre d'Ivar Ch'Vavar le montre, elle le démontre, partout, et exemplairement dans ce Travail du poème.
[Pierre Vinclair]
Ivar Ch’Vavar, Travail du Poème, éditions des Vanneaux, 2011.
Lire aussi sur ce livre la note de F. Trocmé