J’avoue avoir eu beaucoup de mal à entrer dans l’histoire, la faute aux nombreuses notes, remarques ou interrogations de l’auteur en bas de page. Il faut dire que le manuscrit du livre fut retrouvé dans la carcasse de la voiture dans laquelle Albert Camus et son éditeur, Michel Gallimard, trouvèrent la mort en 1960. Il fallut attendre l’accord de sa fille, Catherine Camus, en 1996 pour que le manuscrit paraisse enfin. Il s’agit donc d’une version non corrigée.
Même si le personnage se prénomme Jacques, on ne peut faire que des liens avec la propre histoire de l’auteur : enfance à Alger, famille pauvre, ascension sociale fulgurante grâce aux études…
Nous sommes dans l’Algérie des années 20. Algériens et Français, bien qu’appartenant alors au même pays, ne font que se côtoyer tant et si bien que cette ghettoïsation met très vite mal à l’aise. Les conditions de vie sont extrêmes pour les plus miséreux, les privilégiés vivant eux, loin des taudis de périphérie. Chacun essaie de s’en sortir le mieux possible. La médiocrité se retrouve à tous les niveaux. L’inculture et la pauvreté intellectuelle sont légions. Du fait de ce contexte, les rapports entre les personnes sont extrêmement violents, même entre membre de la même famille.
C’est dans cet environnement que née le petit Jacques. Son père est mort depuis quelques mois. Il vivra toute sa vie avec son absence. Le moment crucial du roman se situe lorsque Jacques, devenu un adulte de quarante ans, se rend sur l’insistance de sa mère, à moitié sourde et illettrée, sur la tombe de ce père qu’il ne connut jamais. Il réalise alors avec toute la brutalité possible l’ironie injuste qui fait de lui un adulte plus âgé que son père, fauché à 29 ans. Sa mère est sous l’emprise de la grand-mère, une vraie marâtre, manifestant aucun amour pour les siens, sa principale inquiétude restant de pouvoir avoir chaque jour assez de nourriture à mettre sur la table.
À l’école communale, il est remarqué par son instituteur, un homme aimant et passionné, qui lui donne des leçons gratuites et l’inscrit sur la liste des candidats aux bourses, malgré la défiance de sa grand-mère qui souhaitait qu’il gagnât sa vie au plus tôt (Camus gardera une grande reconnaissance à Louis Germain son ancien instituteur et lui dédiera son discours de prix Nobel). Il décroche même les concours d’entrée au lycée. Jacques s’améliore. A partir de ce jour, il ne vivra qu’accompagner de livres. Il monte alors les échelons sociaux jusqu’à décrocher un poste à Paris.
Après quelques années de l’autre côté de la Méditerranée, alors qu’il est devenu un homme brillant et respecté, il décide de revenir dans son pays natal. Ce qui est cruel, c’est que l’écart est désormais devenu trop grand entre les deux mondes. Une séparation s’est faite et jamais elle ne pourra être réparée…
Alger. Une charrette cahotée dans la nuit transporte une femme sur le point d’accoucher. Plus tard, naît le petit Jacques, celui-là même que l’on retrouve dès le second chapitre, à 40 ans. Devant la tombe de son père, visitée pour la première fois, il prend soudain conscience de l’existence de cet inconnu. Dans le bateau qui l’emporte vers sa mère à Alger, commence la brutale remontée dans cette enfance dont il n’a jamais guéri. Les souvenirs de l’école, de la rue et de la famille jaillissent, faits de soleil et d’ombre. Mais à l’ombre et à la misère, il découvre qu’il a répondu, toujours, par une « ardeur affamée », une « folie de vivre » indéfectibles malgré ce père qui lui a manqué.
Le Premier homme est le roman auquel travaillait Camus au moment de mourir. Les nombreuses notes en bas de page, hésitations ou rajouts de l’écrivain retrouvés dans son manuscrit sont un émouvant témoignage de l’oeuvre en cours. Une oeuvre ambitieuse, aux accents autobiographiques évidents, dans laquelle Camus a cherché à dire ses « raisons de vivre, de vieillir et de mourir sans révolte.
» En somme, je vais parler de ceux que j’aimais « , écrit Albert Camus dans une note pour Le premier homme. Le projet de ce roman auquel il travaillait au moment de sa mort était ambitieux. II avait dit un jour que les écrivains » gardent l’espoir de retrouver les secrets d’un art universel qui, à force d’humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les personnages dans leur chair et dans leur durée « . Il avait jeté les bases de ce qui serait le récit de l’enfance de son premier homme « . Cette rédaction initiale a un caractère autobiographique qui aurait sûrement disparu dans la version définitive du roman. Mais c’est justement ce côté autobiographique qui est précieux aujourd’hui. Après avoir lu ces pages, on voit apparaître les racines de ce qui fera la personnalité de Camus, sa sensibilité, la genèse de sa pensée, les raisons de son engagement. Pourquoi, toute sa vie, il aura voulu parler au nom de ceux à qui la parole est refusée.