Après celui sur la correspondance avec Francis Jammes, poursuivons la publication des articles d'Emile Henriot avec cette critique donnée au journal Le Monde en 1955 à l'occasion de la parution de la Correspondance Gide-Valéry,1890-1942, préfacée et annotée par Robert Mallet. Valéry, surtout, est l'objet de ce texte qui le donne à voir et à aimer.
Valéry « implacable intelligence » et mine inépuisable pour l'intelligence. Emile Henriot annonçait à l'époque dans une note la publication prochaine en reproduction photographique des deux centcinquante-sept Cahiers de Paul Valéry. Il y a quelques semaines, le site Gallica commençait à les mettre en ligne...
Je me suis permis d'ajouter deux notes - signalées par des astérisques - parce que la publication en 2009 d'une nouvelle édition de la Correspondance Gide-Valéry, 1890-1942 établie, présentée et annotée par Peter Fawcett (Gallimard) apporte 176 lettres de plus que l'édition de 1955 et comble certains manques signalés par Henriot.
"... j'admets que ce merveilleux Valérydevait être parfois absorbant." Emile Henriot sur la Correspondance Gide-Valéry (Photo montage e-gide)
(Emile Henriot, Courrier littéraire XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains, Albin Michel, 1956)
« LA CORRESPONDANCE GIDE-VALERY
CINQUANTE-CINQ ans d'amitié, deconfiance et de considération littéraire; beaucoup de véritéhumaine subsistant sous beaucoup de littérature; une même subtilitéà dissocier et à analyser, chez tous deux; la ferveur frémissantede l'un, l'implacable intelligence de l'autre, pour moi nettementsupérieur et qui n'a pas fini d'éblouir, d'exciter l'esprit, devaloir : voilà tout de suite, en raccourci, la forte impression queje retire de cette Correspondance échangée de 1890 à 1942entre Paul Valéry et André Gide, publiée par Robert Mallet, quil'a fait précéder d'une importante et clairvoyante introduction(1). Ecrites en toute liberté, ce n'est pas douteux, mais je croisqu'elles ont été publiées moins librement et qu'on y a pratiqué —notamment sur l'Affaire Dreyfus* — des coupures, car il y ad'étranges trous, ces quatre cent soixante-deux lettres aujourd'huiimprimées ne cherchant pas l'effet; s'écrivant tous deux comme ilsse parlaient dans leurs entretiens; préoccupés seulement de tout sedire, soit pour s'informer, soit pour se peindre l'un à l'autre dansleur absolue vérité à la recherche de leur vérité. Réservefaite sur les suppressions possibles, il me semble que Gide, toujoursun peu chinois, se découvrant moins ou moins franc malgré sonbesoin de sincérité, a évité certaines explications que l'aveu deses livres sur ce que M. Robert Mallet appelle discrètement « sonémancipation sexuelle » aurait pu rendre nécessaires à sonami; mais il se peut qu'elles aient été données verbalement**. Onremarquera d'ailleurs dans ces lettres une grande pudeur, de part etd'autre, et les amateurs de ragots et de confidences en seront déçus;encore qu'ils puissent s'étonner du ton bien tendrement affectueuxde ces deux garçons de vingt ans au début de leurs relations.L'amitié cependant peut avoir de ces lyrismes, et la mystique aussia de ces effusions.
Leur connaissance avait commencé en1890 par l'entremise de Pierre Louys [sic], qui le premier, amid'André Gide, ayant rencontré à Montpellier Paul Valéry, alorsPaul-Ambroise et jeune soldat, annonça ainsi au futur auteur desNourritures terrestres son nouvel ami : « Un petitMontpelliérain qui m'a parlé de la Tentation et de Huysmans,de Verlaine et de Mallarmé, en des termes!... Tu sais, celui-là jete le recommande. » Par la suite Gide, qui, excepté avec Valéry,s'est brouillé avec tout le monde (Régnier, Barrès, Jammes,Claudel), se brouillera avec Pierre Louys, demeuré jusqu'au boutl'ami de Valéry, lequel ne pouvait s'empêcher, comme il le dit, dese sentir « rougir de générosité » quand il pensait à ce queLouys, déjà pourvu d'expérience et de connaissances parisiennes,avait été pour lui, provincial obscur, introduit d'un coup auprèsde Gide, de Régnier, de Heredia et de Mallarmé, et peut-être ausside Huysmans. Mallarmé, Huysmans, avec Poe, les grandes admirationspremières et décisives de Valéry. Sans s'attarder à ce qu'ellecomprend d'anecdotes datées et de pittoresque sur l'époque, sacorrespondance avec Gide montre d'une façon éclatantel'extraordinaire maturité de ce Valéry de vingt ans, le prochainauteur de ces premiers vers parus dans la Conque, dont laréunion tardive, en 1927, formera l'Album de vers anciens, oùfigure le singulier Bois amical, implicitement dédié au «cher compagnon de silence ». La Soirée avec M. Teste sera de1896 (parue dans le Centaure), qu'avait précédée en 1893l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Entre tantétait arrivée la retraite exceptionnelle où Valéry paruts'enfermer. Ce fut la radicale décision prise dans la mystérieuseet orageuse « nuit de Gênes », sur le détail de laquelle on nesait trop rien, Valéry n'en ayant rien écrit à Gide (« nouscauserons, je préfère »), sinon que le poète résolut alors den'écrire plus de vers, soucieux désormais de se consacrer à sonimpitoyable dialogue entre « moi et moi » ; n'admettant plus rien,comme il dit, qu'il ne le comprenne. Dès lors il s'efforcera de tueren lui tout besoin, toute ambition; au bénéfice de la tension,créatrice de l'unique état de conscience au nom de quoi voir etjuger; l'« inécrivable » condamné.
Valéry cependant n'en continuait pasmoins de parler (c'était sa maïeutique) et de travailler, sanspréoccupation d'imprimer, tout étant pour lui sujet de recherche etd'application sur les thèmes les plus divers : méthode, géométrie,mathématiques, sémantique, métrique, algèbre et techniquepoétique; tout devenu matière à définition. Ainsi, fou deprécision, une de ses lettres à André Gide le montrera « noyé »toute une nuit sur le mot impopulaire. On aperçoit lemécanisme. Esprit critique au premier chef, Valéry, dans sonhorreur des « choses vagues », de la « vaguerie », ne toléraitde se servir des mots qu'autant qu'il avait exactement déterminéleur contenance et leur contenu. Je conçois cet enivrement, mais laretraite et les occupations de ce Valéry disparu du champ visible dela poésie nous avaient longtemps intrigués, depuis la notice à luiconsacrée par Paul Léautaud dans ses Poètes d'aujourd'hui,où il était parlé de « ses recherches extra-littéraires et qu'ilest malaisé de définir, car elles semblent se fondre sur uneconfusion préméditée des méthodes, des sciences exactes et desinstincts artistiques ». Les « intentions d'écrivain » de Valérydemeuraient obscures. En fait, curieux de connaissance, Valéryaccumulait au jour le jour ses observations et ses analyses dans lesdeux cent cinquante-sept carnets que l'on a trouvés à sa mort,desquels toute son œuvre en prose imprimée a été tirée, chaquevolume à peu près centré sur un thème. Il y a encore beaucoupd'inédit(2).
Le tour à part de l'échange amical —confidence, réponse et marginalia, — les lettres de Valéry àGide sont la paraphrase constante de cette recherche et de cettepensée, dont il a tout de suite été le maître par le faitd'attention et de concentration. Il n'avait pas en tête soucid'œuvre au sens immédiat, et il n'était pas pressé de rienpublier. Sans peut-être le savoir encore, son œuvre était àlongue échéance, et elle a consisté à ses yeux à tirer tout lepossible de lui-même en exercitant son pouvoir de réflexion dansses carnets, rien ne devant venir que de lui, le mot travail seconfondant pour lui avec trouvaille. Une apparente paresse reconnue(« Je ne fais rien »), une volonté soutenue de ne s'intéresserqu'à ce qui le requérait profondément, le goût invétéré des'attacher abstraitement aux problèmes qui lui importaient, auraientdétourné longtemps le poète de toute imprimerie, et sans lasollicitation des amateurs de menues plaquettes et de grands papiersil est à peu près sûr que Valéry eût été un auteur posthume.L'égotisme de cet intérêt porté à lui-même a bien vite menél'auteur de Charmes et d'Eupalinos à s'isoler etpresque à se raidir dans une sorte de contradiction universelle.L'éloge même n'échappait pas à sa critique, et tout heureux qu'ilsera des grands encensements de Souday à l'apparition de la JeuneParque, ses lettres à Gide font voir qu'il n'était paspleinement persuadé que son enthousiaste admirateur ait tout comprisde lui.
Le sympathique chez Valéry, ainsisurpris dans son aparté, c'est qu'il n'y a pas le moindre bluff. Ilest dans le souci exclusif et le plus naturel de la vérité, et,malgré toutes les réserves qu'on peut faire sur son caractère,c'est l'honneur de Gide d'avoir mérité cette confidenceininterrompue et d'y avoir répondu avec autant de présence et depertinence. Le dialogue est au-dessus du propos commun. Il restecependant très humain, côté Valéry, esprit vif, déluré,plaisant, autant qu'incisif et profond. Il y a chez l'Ulysse de Sèteune gouaille amusante, à la verve quelquefois salée, qui faittoujours garder le pied par terre à cet esprit supérieur, un desrares interlocuteurs possibles d'un Einstein, d'un Painlevé ou d'unPoincaré, et certainement d'un prince de Broglie s'ils se sontconnus. Mais en dépit des amitiés, auxquelles il est toute sa vieresté fidèle, à quelques piques près, l'égotisme déjà alléguéde Valéry devait le pousser sans cesse dans son propre sens, et,comme on ne se pose qu'en s'opposant, pour se réaliser lui-même ila dû beaucoup nier autrui; d'où sa critique générale et commesystématisée, Mallarmé, Poe, Shakespeare, Descartes et Stendhalexceptés, contre toute manifestation littéraire; d'où sonnégativisme absolu, qui au dernier jour trouvera dans Mon Faustsa plus désolante expression. On a reproché à Valéry de ne pasconclure et de n'avoir pas de philosophe [sic]. Mais c'est qu'iln'était pas fait pour cela; il était fait pour dire en toute choseau contradicteur : vous ne connaissez pas la question, ou : vousemployez des mots dont vous ne savez pas le sens exact; et son effortpositif aura été de dissiper ces équivoques et très souvent dedéfinir le sens exact. Ce mécanisme critique joue à plein, d'unefaçon constante, dans les lettres de Valéry à Gide, et Gide étaitcertainement un bon excitateur pour Valéry; aussi calés endialectique et en nuance tous les deux. Et quelle étonnanteprésence! Le lisant, on l'entend parler; il est dans la chambre;direct, sans cautèle, sans mensonge. Quel intérêt peut-il y avoirdans le mensonge pour quelqu'un qui ne s'intéresse qu'à la vérité?Mentir, dans cette chasse unique, c'est exprès ou non prendre lechange et perdre son temps. Cela dit, j'admets que ce merveilleuxValéry devait être parfois absorbant.
S'il n'eût pas été sauvé par sagloire, son œuvre admirée de poète, le sentiment de sa présenceconsidérable dans la pensée de son temps, le trop lucide Valéryserait mort sans doute de chagrin; et sous l'animation verveuse deses lettres (essai ou brouillon, destiné à un seul, d'une partie deson œuvre) on voit bien le désespoir caché de ce négateur, danssa solitude « à lui trop bruyante », et sa présence sans répitdevant les questions. Un médecin lui conseille-t-il un peu de repos,Valéry hausse les épaules : « L'idiot! Il n'y a pas de repos. »Mais il rit quand même, car les mots consolent parfois si on lesapplique justement (valeur thérapeutique d'écrire bien), de seconstater comme il est, un jour de marasme et de sécheresseintellectuelle : « actuel, pluvieux, inerte et saumâtre »; quitteune autre fois à reconnaître sans ménagement que « la vérité,c'est tout ce qui emm... ». Constat avoué sous plusieurs formes àson ami, comme il a fini aussi, dans ses derniers temps, par sedemander (ainsi que quiconque va buter du front au fond de l'impasse)s'il ne s'était pas trompé dans sa poursuite, s'il n'y avait pasdans la vie d'autres raisons de vivre que l'intelligence. Il étaittrès tôt allé au bout de lui-même, pour s'apercevoir qu'iltournait en rond, dès 1895, où, n'ayant encore que vingt-cinq ans,il faisait ainsi son bilan d'un jour, trop semblable pour lui auxautres jours : « Je rêve des trucs impossibles; je deviensinventeur des jouets du Jour de l'an sans emploi. Je fais desremarques honnêtes, je fume, je m'embête, je m'éreinte la nuit, jefais des haltères, j'ai brisé deux montres, je commence descalculs, je reprends mon système, je vais retrouver Louys aud'Harcourt, les jours s'oxydent, et tantôt un appel épatant detrompette qui dure une seconde... » Explique qui pourra de quelépatant appel et de quelle trompette il s'agit : idée apparue ouplaisir foudroyant des sens ? Chercher dans ces Lettres la page et lanote où il est question des méduses, animal difficile à saisir etqui laisse on ne sait quoi d'urtiquant à qui le touche. « Seigneur,délivrez-nous de toutes les méduses ! », avait imploré AndréGide. Valéry ne semble pas avoir éprouvé le besoin d'en être toutà fait délivré, et l'on ne voit pas non plus qu'il ait répondu àl'indiscrète interrogation de son ami : « Dis-moi, si tuaimes, ce que tu cherches dans l'amour ? » Ou bien il avait déjàrépondu avant la question par un biais : « Ce que je chercheraisdans l'amour ? C'est moi. »
Ainsi, dès vingt ans, ne cessant depenser, s'efforçant de faire la clarté sur l'obscur, Valéry ne se quitte pas; mais, parlant dans ses lettres avec un ami dont il sesavait entendu, il peut ne s'exprimer que par allusion et àdemi-mot; et tels de ses brefs aveux font rêver sur de profondsdessous. Cependant on ne plaint qu'à moitié l'homme qui, cherchantà tirer de lui, selon sa formule, toutes ses possibilités, a fixéles vérités nouvelles des Analecta, des Choses tues,des Mauvaises pensées et réalisé dans le Cimetièremarin et quelques courtes pièces de Charmes sonchef-d'œuvre, dur et durable. Cet admirable Valéry, toujoursrecommencé lui aussi, avec qui on n'en finit point, on n'en aurajamais fini.
1955.
1. André GIDE et Paul VALÉRY : Correspondance, 1890-1942 ; préface et notes de Robert Mallet.Un vol., Gallimard.2. On annonce la publicationintégrale, par reproduction photographique des deux centcinquante-sept Cahiers de Paul Valéry (écrits de 1894 à 1945).L'ensemble, à paraître sous le patronage du Centre national de larecherche Scientifique, comprendra 32 volumes in-4°, et donnera latotalité des Cahiers, texte et manuscrits, dessins et aquarelles del'auteur. (1956.) »
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* Les lettres d'explication autour del'affaire Dreyfus – Valéry violemment anti-dreyfusard, Gidepartagé mais qui signe la « pétition des intellectuels »de l'Aurore en janvier 1898 – sont rétablies dans l'édition dePeter Fawcett (Gallimard, 2009) qui compte 176 lettres de plus quel'édition Mallet.** L'édition de Peter Fawcett ajouteune lettre de Valéry à Gide datée du 31 octobre 1923, suite à unediscussion sur l'opportunité de publier Corydon et Si legrain ne meurt. Valéry répond : « J'ai pensé dans mestramways à ce que tu m'as dit. Chose énorme. Mes impressionspropres sur cet aspect de toi sont curieuses, et d'une complexitéinfiniment rare chez moi moi (quoi qu'on die) étant simpliste,simplicissimus.Je crois qu'il n'y a pas de types plusdifférents entr'eux que toi et moi, et donc plus intéressants l'unpour l'autre, puisqu'en sus de ladite différence, il y a lacondition capitale : que nous pouvons tout entendre l'un del'autre. »