Karine Lalechère
Tegan : Je suis traductrice du français et de l’allemand vers l’anglais, et ça fait 6 ans que je travaille à plein temps comme telle. Pour l’essentiel, il s’agit de contrats et de modes d’emploi, même si je préférerais ne traduire que de la littérature. C’est assez rare de trouver des maisons d’édition qui s’intéressent aux traductions en anglais, et la grande majorité des traducteurs littéraires que je connais aux Etats-Unis sont des étudiants de troisième cycle ou des professeurs. En ce moment je travaille sur une nouvelle traduction d’une pièce de théâtre de Voltaire, et je trouve logique de travailler ici dans son pays pour mieux comprendre le texte et l’héritage de ce philosophe.
Julie : Je suis française, je traduis de la littérature anglophone. Je vis et travaille à Paris, et ce dont je souffre le plus dans mon métier de traductrice, c’est la solitude. Toute la journée chez soi avec pour seul interlocuteur un écran d’ordinateur… J’ai déjà séjourné plusieurs fois au Collège et le principal attrait que j’y vois, c’est justement de rompre cet isolement. Rencontrer des traducteurs du monde entier, comparer nos pratiques, travailler à la bibliothèque dans une concentration très stimulante mais en même temps pouvoir faire des pauses conviviales. Je trouve que ce sont des conditions de travail rêvées ! En plus à Arles, une ville que j’aime beaucoup.
Daniela : Je suis américaine et jusqu'à présent je traduis des ouvrages universitaires surtout dans le domaine de la philosophie. J’ai fait des études en philo et en littérature française alors sans faire exprès j’ai eu une formation parfaite pour faire ce genre de traduction. J’ai choisi de venir au Collège parce que c’est vraiment idéal ! Cela faisait longtemps que je n’ai pas été en France, et je sentais que je perdais un peu la langue. En plus, j’avais un contrat pour un livre assez difficile et qui demandait pas mal de temps et de concentration. Ici, j’ai pu travailler là-dessus sans être obligée de travailler à coté, ce que j’ai toujours dû faire avant.
A quand remontent vos débuts dans la traduction littéraire ?
Tegan : À la fac, où j’ai étudié la littérature française, j’aimais analyser les écrits, mais je voulais être encore plus proche de certains textes. J’ai traduit un poème de Baudelaire pour un ami et j’ai trouvé que la traduction me donnait l’occasion d’explorer certains écrits en profondeur et d’une manière plus intime.
Karine : Une dizaine d’années. J’ai fait le DESS de traduction littéraire de Paris 7 en 1996-97, puis j’ai traduit des documentaires pour la télé pendant un certain temps, avant de décrocher mon premier contrat d’édition en 2000. Après, les livres se sont enchaînés assez vite et depuis je traduis pour l’édition à temps complet, en moyenne trois ou quatre livres par an.
Julie Sibony
Julie : J’ai eu la chance de commencer à publier des traductions juste après mon DESS (aujourd’hui Master) de traduction littéraire à Paris 7, en 1997. En vérité j’avais déjà touché à la traduction avant, pour les éditions Harlequin ; je ne suis pas sûre qu’on puisse parler d’une expérience « littéraire » mais ce fut néanmoins très formateur, car il faut souvent déployer plus de ressources pour traduire un texte faible. Ensuite j’ai fait le parcours classique pour les anglicistes : « grands romans féminins », comme disent les éditeurs, polars, littérature générale. Je vis exclusivement de la traduction depuis une bonne dizaine d’années mais cela fait environ cinq ans que je traduis vraiment des textes qui me plaisent.Daniela : Pendant ma deuxième année de « grad school » un étudiant plus avancé que moi m’a demandé si je voulais l’aider avec une traduction qu’il avait entrepris—de La connaissance de la vie, par Georges Canguilhem, philosophe de science (biologie) des années 50. J’ai dit oui, et j’ai découvert que je trouvais ce travail très satisfaisant. J’ai fini par passer autant de temps sur des traductions que sur mes cours. Alors ca fait 5 ans que je fais de la traduction.
Vos impressions sur le quotidien au Collège ?
Julie : Que du bonheur ! Il y a un équilibre très agréable entre l’indépendance dont on jouit et les moments de vie collective. Si l’on n’est pas d’humeur sociable, on peut très bien faire bande à part. Il m’est arrivé par exemple de beaucoup travailler la nuit et d’être en décalage complet avec les autres résidents : je prenais mon petit déjeuner pendant que tout le monde déjeunait. À l’inverse, il est très facile de s’intégrer dans le groupe. Les échanges ont souvent lieu autour de la préparation des repas, avec échanges de recettes et partage des victuailles de chacun. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais il y a clairement un lien étroit entre la traduction et la cuisine. Surtout en France, peut-être !
Daniela : Moi je garde toujours une très forte association entre travailler dans une bibliothèque et être étudiante, et donc je me sens beaucoup plus à l’aise quand je travaille chez moi. J’ai raté donc cette partie du quotidien du Collège, mais j’ai vu dans les aspects plutôt sociaux du Collège qu’il y a un certain indépendance et jeunesse d’esprit que les traducteurs semblent partager. Cela me plait beaucoup, et je pense que l’atmosphère collective et un peu festive du Collège met cela particulièrement en valeur.
Tegan Raleigh
Karine : C’est un peu différent cette année, car les chambres étant toutes occupées, je suis logée avec Julie dans un appartement à quelques minutes de l’espace Van Gogh. C’est agréable, mais j’avoue que le côté communautaire de la vie au Collège me manque, car c’est souvent dans la cuisine quand on se prépare à manger, ou le soir sur la terrasse, qu’on a l’occasion de vraiment discuter avec les autres résidents.Tegan : C’est assez rare de trouver autant de traducteurs réunis dans un même endroit. D’une part, ça donne vraiment le moral, et d’autre part les conversations dans la cuisine et sur la terrasse sont très utiles alors que je réfléchis à la façon d’aborder cette traduction. Aux Etats-Unis, je travaille plus ou moins en solitaire, ou j’échange par e-mail des premiers ou deuxièmes jets avec des amis qui traduisent ; mais les dialogues en personne ne peuvent qu’inspirer de nouvelles idées.
L’auteur que vous rêveriez de traduire ?
Daniela : Je ne sais pas du tout. J’ai envie de continuer sur le chemin sur lequel je suis actuellement, c’est à dire de traduire des textes de la philosophie française contemporaine—la philosophie des sciences et du langage en particulier. Cela n’a pas l’air très romantique, mais j’ai toujours voulu faire de la philo, et je ne me suis jamais mise dedans pleinement pendant mes études. Alors la trad me permet d’étudier des arguments et des positions philosophiques d’une manière tout à fait unique et profonde.
Julie : Je n’ai jamais été à l’initiative d’une traduction et ce n’est pas quelque chose qui me frustre. J’aime bien cet état de disponibilité dans lequel on se met et qui fait que l’on passe d’un auteur à l’autre, d’un univers à l’autre, de façon assez aléatoire. Pour moi, ça fait partie du charme de ce métier. Évidemment c’est plus confortable maintenant qu’on me propose des choses plus intéressantes et que j’ai la possibilité d’en refuser d’autres.
Cela dit, j’ai traduit une fois une pièce de théâtre et c’est une expérience que j’aimerais bien renouveler.
Tegan : Je suis très intéressée par la littérature du Maghreb, et tout a commencé avec L’Enfant de sable, de Tahar Ben Jelloun. Je suis en train de traduire quelques nouvelles de lui, mais j’aimerais traduire un de ses romans. Exercices de style, de Raymond Queneau, est déjà traduit, mais c’est une œuvre qui se prête tout à fait à la retraduction, puisque chaque « exercice » est plus ou moins une retraduction du même récit.
Karine : C’est tout le problème du domaine anglophone, la plupart des grands auteurs qui m’ont donné envie d’étudier l’anglais ont déjà été traduits. Bien sûr, on peut toujours rêver de retraduire des grands textes, mais je crois que j’aiplus envie de faire découvrir des voix nouvelles. Récemment, j’ai lu un premier roman d’une jeune femme originaire de Singapour qui m’a enthousiasmée et j’espère bien lui trouver un éditeur en France.
Quelle est votre citation préférée ? Comment la traduisez-vous dans vos langues respectives?
Julie : « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » Jacques Audiard
Pour la traduction en anglais, il vaut mieux demander à un anglophone !
Tegan : Dans un cours de littérature du Moyen Âge, après de longues digressions, le prof disait souvent « Revenons à nos moutons », expression qui trouve son origine dans La Farce de Maître Pathelin. « Let’s get back to business » est la première idée qui me vient, mais là on est plutôt dans un gratte-ciel, pas dans les champs, et avec « let’s get back on track » ou « let’s get back to the point », on perd aussi l’ambiance campagnarde. Dans ce cas-là, je ne connais pas d’équivalent qui existe déjà en anglais, mais dans certains contextes on peut dire « let’s get back to the nitty-gritty » pour exprimer à peu près la même chose. Même si ca n’évoque pas du bétail, avec « gritty » on est toujours assez près de la terre.
Daniela Ginsburg
photos: Julie Sibony