La Première guerre mondiale a inspiré, de part et d’autre du Rhin, quelques grands romans qui marquèrent la littérature du XXe siècle. On pense volontiers aux Croix de bois de Roland Dorgelès, au Feu d’Henri Barbusse et, naturellement, à l’extraordinaire Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Sur la rive allemande, la moisson se révéla tout aussi fertile avec, notamment : Orages d’acier, d’Ernst Jünger et A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque. Un autre roman peut y être à bon droit associé, Les Réprouvés d’Ernst von Salomon qui vient d’être réédité (Bartillat, collection Omnia, 424 pages, 24 €), assorti d’une préface de Michel Tournier.
Contrairement aux écrivains précités, Salomon, né en 1902, fut trop jeune pour connaître l’enfer des tranchées. Il appartenait, comme le souligne Michel Tournier, à la génération des « tard-venus, dont le héros romanesque est […] Fabrice del Dongo. » Pour autant, son patriotisme n’admettait ni la défaite de l’Allemagne, ni le chaos de la jeune République de Weimar. Le personnage principal de son livre lui ressemble comme un frère, comme un clone. Il y a, chez ce protestant prussien, un kantien qui ne sommeille pas. L’action qu’il va mener lui sera donc dictée par le devoir qui, non seulement sera désintéressé, mais lui coûtera cinq années de prison. Illustration archétypale et quasi caricaturale de l’idéal moral du philosophe de Königsberg !
Il s’engagera dans ces Corps francs dont beaucoup ignorent aujourd’hui l’existence, tant cette période des années 1920 outre-Rhin reste nébuleuse à nos yeux qui ont surtout retenu l’image des cabarets interlopes berlinois immortalisés par Emil Nolde et le cinéma expressionniste. Au sein de ces troupes, il combattra les Spartakistes à Berlin et les Bolchevistes (c’est ainsi qu’il les nomme) dans les Pays Baltes, en Haute-Silésie. Il rejoindra même un temps, faute d’avoir trouvé un étendard germanique sous lequel servir, les rangs des Russes blancs. Ce soldat perdu sera en outre révolté par le mépris dans lequel la « populace » rouge et la bourgeoisie, préoccupée par le confort de « l’ordre social » au point de tout lui sacrifier, tiendront les combattants revenus du front. Enfin, il ira jusqu’à participer au complot d’un groupe nationaliste révolutionnaire qui aboutira, le 24 juin 1922, à l’assassinat de Walter Rathenau, alors ministre des Affaires étrangères. Un réprouvé, donc.
On pourrait attribuer cet engagement radical d’un garçon de 16 ans à un goût adolescent pour l’aventure romantique. Ce serait une erreur, car d’autres clés de lecture s’imposent, deux notions fondamentales de la culture allemande qui lui étaient contemporaines.
D’abord la théorie géopolitique du « Lebensraum » qui fut définie par Friedrich Ratzel (1844-1904) et qui dessinait les frontières du Reich bien au-delà de celles que nous connaissons, incluant l’Alsace-Lorraine à l’Ouest et de nombreux territoires à l’Est (Autriche, Pologne, Tchéquie, etc.). Cette vision pangermaniste nourrissait, depuis la fin du XIXe siècle, l’imaginaire de beaucoup d’Allemands. Elle survivra à 1918 et servira de prétexte à la folie expansionniste d’Hitler.
Ensuite, il convient de prendre en compte la « masculinité » de la culture allemande, telle que définie de nos jours par le sociologue Gert Hofstede, une masculinité qui aurait peut-être pu s’accommoder d’une « défaite honorable », mais ne pouvait accepter l’humiliation imposée par les Alliés (dommages de guerre colossaux, occupation partielle du territoire, désarmement). Ce sentiment demeure, pour nous, difficile à comprendre ; il s’exprime cependant, inconsciemment, jusque dans les mots de nos langues respectives : notre représentation symbolique de la France appelle une figure féminine, Marianne ou la « Mère-Patrie. » D’ailleurs, détail significatif, dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle ne l’imaginera pas dans une statue de Vercingétorix ou de Charlemagne, mais dans « la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs ». A l’opposé, le patriotisme allemand fera référence au Vaterland, symbole résolument masculin qui tient à la fois de la « terre du père » et de la notion de « Père-Patrie ».
Ces deux paramètres, négligés par le Traité de Versailles, participeront à faire le lit du Nazisme et de la Seconde guerre mondiale. Pour autant, Ernst von Salomon, par un heureux destin, n’adhèrera pas, contrairement à Heidegger, au parti nazi et se tiendra éloigné du conflit.
Les Réprouvés n’est pas à proprement parler un roman historique. L’Histoire lui sert simplement de toile de fond. L’auteur s’y dévoile dans un texte magnifique, noir, sans illusion, parfois cynique. Il y exalte des valeurs viriles d’une manière qui déroutera parfois le lecteur attentif par l’ambigüité qu’il pourra y trouver. Il y a en effet d’étranges similitudes entre la description que Salomon donne ici des matelots et des marins et celle qu’en livrera Jean Genet dans Querelle de Brest…
La comparaison irritera sans doute les tenants de l’extrême droite européenne dont le roman est l’un des livres de chevet, mais la bonne littérature doit échapper aux classifications partisanes et Les Réprouvés appartient définitivement au très grand genre littéraire qui s’affranchit de toute récupération. Le style d’Ernst von Salomon s’impose, exceptionnellement pur, puissant, habité, saisissant même. Il offre au lecteur un plaisir trop rare, celui de découvrir à chaque page un véritable chef-d’œuvre, même si ce terme est aujourd’hui galvaudé. Pour s’en convaincre, on pourrait citer dans la dernière partie du livre, de très beaux textes sur l’univers carcéral. Un autre passage, pourtant, émerge, dès le deuxième chapitre, un peu long sans doute, mais très caractéristique de la force narrative de l’auteur et de l’état d’esprit de l’époque :
« Une nuit, pendant ces temps incertains, je rêvai de l’entrée des Français, oui, j’en rêvai, bien que jamais encore je n’eusse vu un soldat français, à part quelques prisonniers de guerre – je tiens à ajouter dès maintenant que dix-sept mois plus tard, quand ils occupèrent effectivement cette ville, je les vis tels que je les avais rêvés –, et voici comment je les voyais : soudain ils étaient dans la ville, dans cette ville morte, assourdie ; des formes souples gris bleu comme le crépuscule qui tombait entre les maisons, des casques d’un éclat mat au-dessus de visages clairs, de visages blonds et ils allaient vite, le fusil à l’épaule, au bout du fusil la baïonnette et tandis qu’ils marchaient, leurs genoux fonctionnant comme des ressorts entrouvraient leur manteau et ils fonçaient au milieu des vastes places vides, inflexibles, comme mus par des ficelles, et devant eux le brouillard qui pesait sur la ville se dissipait et c’était comme si les pavés gémissaient, comme si chacun de leurs pas enfonçait un coin aigu dans le sol torturé et comme si les arbres et les maisons se courbaient devant cette menace triomphante de la victoire, devant l’enivrement mortel, irrésistible de leur marche. Les colonnes s’avançaient ; les colonnes interminables, précises, magnifiques, dans une lumière, dans un étincellement, avec des roues de canon dont les moyeux de cuivre reluisaient ; la flamme raide des drapeaux flamboyants montait droit comme un cri, et comme un cri le chant allègre des clairons dominait le bruit cadencé de leurs pas brefs et martelés – où avais-je vu cela, où entendu cela ? – cette marche du régiment de Sambre-et-Meuse, cette musique vibrante, endiablée, intrépide, qui clamait sa joie vers le ciel, qui la jetait dans le cœur de l’ennemi, en imprégnait les pierres elles-mêmes et devant elles c’était la fuite, la panique, la terreur sans nom de la fatalité. Démesuré était le mépris railleur, torturant le triomphe insupportable, le rire du vainqueur, du maître, ce rire insultant à la faim, à la misère, aux gémissements, aux derniers soubresauts d’une résistance brisée, désespérée. Puis venaient des colonnes rapides de petits corps bruns, agiles et minces comme des chats, des Tunisiens au pas feutré, qui découvraient des dents d’une blancheur éclatante ; ils se dandinaient et roulaient des yeux vifs et brillants qui lançaient des éclairs. Il flottait autour d’eux comme une senteur de désert, une inquiétude née sous un soleil de feu, sur un sable blanc qui miroite… Derrière eux les spahis dans leurs manteaux flottants au lumineux coloris, sur des chevaux minuscules et tenaces, les spahis, agiles et félins, comme assoiffés de sang. Enfin, noirs comme la peste, sur de longues jambes des corps musculeux, satinés, avec des narines ouvertes et avides dans des faces luisantes, les nègres. Et nous rejetés, piétinés, domptés. Ô Dieu ! cela ne doit pas être ! Elan indescriptible ! Et nous anéantis devant cet élan, nous gisant dans la poussière, réduits à l’obéissance, des vaincus, des déshonorés, des abandonnés, pour qui la gloire est à jamais perdue. »
Illustrations : Ernst von Salomon - Walter Rathenau - Entrée des troupes françaises dans la Ruhr, 1922.