Dans le Paris de la fin des années 50, quand nous allions rendre visite à ma tante, mes parents ma sœur et moi, nous y allions à pied. De la rue Richer jusqu’à la rue Tiquetonne il y a une jolie trotte, surtout quand le gamin n’a pas dix ans et sa sœur moins encore. Je ne me souviens plus du trajet exact que nous empruntions, mais il ne devait pas être loin de celui-ci, descendre vers le sud par la rue du Faubourg Montmartre, traverser les Grands Boulevards, enquiller la rue Montmartre jusqu’à la rue Etienne Marcel puis se glisser dans l’étroite rue Tiquetonne.
Le taxi n’a jamais été un moyen de transport utilisé dans ma famille, trop élitiste à l’époque, trop cher, lié à des occasions trop exceptionnelles, je ne sais pas, je n’en connais pas la raison et depuis moi-même je n’ai que rarement ce réflexe. Nous aurions pu prendre le bus ou le métro, mais pour ce trajet c’était toujours pédibus.
Pourtant le bus, moi j’aimais bien ça, d’ailleurs je trouve encore que c’est un merveilleux moyen de circuler à Paris, quand on est pas pressé bien évidemment. A cette époque, les autobus étaient à plateforme, mais commençons par le commencement.
A l’arrêt du bus, une machine vous délivrait un ticket avec un numéro d’ordre, ce bout de papier ne vous autorisait pas à voyager mais permettait de faire monter les gens dans le véhicule selon un ordre précis, ce qui interdisait aux resquilleurs de griller la politesse à ceux attendant depuis plus longtemps qu’eux.
On montait dans le bus par l’arrière, par la fameuse plateforme où vous attendait le receveur. Homme orchestre et à tout faire, il incarnait ce mode de transport à lui tout seul. Un uniforme avec casquette plate pour la prestance et l’affirmation de son autorité et suprême distinction, une boîte métallique grise à manivelle fixée à la ceinture sur le ventre, avec laquelle il compostait bruyamment votre titre de transport. Sur la plateforme ça se bousculait un peu, les usagers poussaient pour monter et comme la marche était haute ce n’était pas une sinécure pour tout le monde, le contrôleur contrôlait puis vous dirigeait vers l’intérieur du véhicule et les places assises quand il en restait, mais certains préféraient rester sur la plateforme, à l’air libre, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour fumer ou parce qu’ils descendaient bientôt et qu’entrée et sortie se faisaient par ce même lieu. Reconnaissons que c’était un sacré bazar entre ceux qui montaient, ceux qui descendaient et ceux qui stationnaient, avec le contrôleur au milieu détachant ou rattachant la petite chaîne qui servait de porte d’accès.
Les retardataires courraient sur la chaussée, hélant l’autobus et quémandant la clémence de l’homme en uniforme qui parfois retirait la chaîne le temps que le passager saute dans le bus en marche. A cette époque, voyager pouvait s’avérer risqué. D’autres fois, incorruptible et pour manifester sa supériorité sur le pékin pédestre, il laissait le quidam s’essouffler comme un damné au cul de l’autobus jusqu’à ce que le malheureux n’en puisse plus ou réalise qu’il était arrivé à destination ; manifestation puérile d’un mince pouvoir qu’on rencontre tous les jours, dans tous les métiers. Le contrôleur avait aussi une mission bien précise, c’est lui qui donnait le signal du départ au conducteur par le biais d’une chaîne avec une poignée en bois pendant du plafond. Un peu comme une châsse d’eau dans un WC à la turque. Mission de confiance et de prestige, donc.
Vous l’aurez deviné, tous les gamins de mon âge ne rêvaient que d’une seule chose, voyager sur cette plateforme, cramponnés à la rambarde qui leur arrivait à la hauteur des yeux, sentir le vent dans leurs cheveux, rire des malheureux arrivés trop tard à l’arrêt et s’émerveiller de la drôle de machine à manivelle qui dormait sur le ventre du contrôleur, tout en espérant secrètement pouvoir tirer sur la chaîne si l’occasion s’en présentait.