(Naoshima, vendredi 22 juillet) De l'art contemporain, depuis que le musée de San Francisco m'en a plus ou moins vacciné (avec rappels depuis), je me demande souvent s'il est content pour rien, contant pour rien ou bien comptant pour rien.
Je prends le ferry pour Naoshima, une île au large d'Okayama, sur la côte sud du Japon. Le typhon qu'on annonçait est passé la veille au large de Tokyo et la pluie incessante a cessé. Le ciel est dégagé, le ferry navigue entre les îles, rapprochées, qui moutonnent la côte. Naoshima est un peu abrupte, très découpée - côte rocheuse à pic et plages en demi-lune. Couverte de forêts denses, très vertes.
Il y a quelques années, un industriel s'est installé d'un côté de l'île et il y a construit un musée d'art contemporain. Il a fait école et bientôt l'île entière, comme la Museumsinsel de Berlin, s'est trouvée parsemée de musées, emperlés sur cette route de forêt qui fait le tour de l'île.
Je marche en bord de mer. Au loin, les montagnes du continent s'estompent dans la brume. D'énormes porte-conteneurs, presque statiques, croisent sur l'eau scintillante qu'un souffle d'air irise. Dans la chaleur pesante, je suis les méandres du rivage, dépassé de temps à autre par la navette gratuite.
Chichu museum ("le musée sous la terre"). Trois artistes, 20€. Sorti, je n'en regrette pas un kopek à parité de pouvoir d'achat.
Le musée, souterrain, est immense: grandes dalles de béton gris clair percé régulièrement de trous; puits de lumière azimutaux qui donnent sur le ciel d'été; couloirs anguleux qui débouchent soudain sur le dehors. Tadao Ando.
La première salle, 15 mètres sur 15, est pour Walter de Maria: un travail sur la mesure. Un escalier en prend toute la largeur, en deux volées de marches. Au centre du palier médian, une grande sphère de marbre sombre - 2,2 m. Aux murs - les mêmes dalles de béton clair percées de rangées de trous -, sont accrochés des triplets de barres dorées. Les barres font environ un mètre de long; leur section est ronde, carrée, triangulaire ou pentagonale; réunies en combinaisons variées. Le soleil qui perce à travers les ajours du plafond fait briller les triplets et trace des parallèles qui varient d'intensité et de direction au fil des nuages et du temps.
Puis, travail sur la lumière de James Turrell: sculpteur de lumière, il crée des volume par des projections. On entre par groupes de quatre dans une petite salle après s'être déchaussé. Contre un mur, un podium et une ouverture. On monte sur le podium, on passe par l'ouverture. On se retrouve dans une vaste pièce rectangulaire baignée d'une lumière bleutée. On s'approche du mur du fond, lui aussi bleuté, qui semble léger, lumineux, presque impalpable. Ce n'est pas un mur en fait: la salle donne dans une pièce plus vaste, éclairée d'un bleu plus clair; ce qui semble être un mur est l'illusion que crée le décrochement entre les deux salles. Très effacés, on distingue les arêtes et les angles de cette pièce fantôme, en contrebas.
Monet est le troisième. Six nymphéas sont exposées sur un sol au carrelage de piscine. Aube ou crépuscule, vertes ou violettes, encore distinctes ou bien déjà effacées. Petite gardienne tout en blanc, bien droite et silencieuse. J'y reste un long moment sans autre présence.
Si les Japonais sont, pour Nicolas Bouvier, le peuple "le plus esthétique qui soit", c'est, me semble-t-il, par leur souci permanent du rapport, comme précurseur de la mesure (celle-ci doit se choisir une référence, un étalon). Le jardin japonais en est l'épure: un espace vide, d'où surgissent des pierres qui, s'associant et s'opposant tour à tour, rendent palpables des rapports.
Les trois oeuvres m'apparaissent esthétiques dans ce sens, par leur contenu, leur cadre et la relation qu'elles entretiennent. James Turrell crée un espace, Walter de Maria le jalonne, Monet le dissout.