Les compas et les rapporteurs se joignent à la confusion et se lancent dans l’intonation de « La sarabande de Pi ».
« 3 ,1416… 3,1416… c’est la vie du cercle, à l’aise ! » scande le refrain.
Les livres, dans un formidable élan de conservation, s’entassent les uns sur les autres et s’élèvent jusqu’à former une tour à l’équilibre fragile.
Un réseau de racines papetières relie les pupitres entre eux tandis qu’un tronc puissant de papier mâché s’élance vers le plafond de la salle de classe. Les branches déliées se déploient entres les murs opposés. Au bout des ramifications, des pages joliment calligraphiées se replient en origamis aériens délivrant à l’envi la sève du savoir : Henri IV et la poule au pot côtoient des histoires cauchemardesques de trains qui ne se croisent nulle part et de baignoires à moitié pleines pendant que le carré de l’hypoténuse peine à situer ou peut bien se nicher Oulan-Bator…
Dans le dédale des racines de l’arbre, un troupeau de cocottes en papier caquettent à qui mieux mieux, probablement évadées du pupitre du cancre de la classe, abonné au couvre-chef à grandes oreilles et aux stations prolongées dans les coins sombres.
Une cocotte téméraire, sûrement un mâle si on en juge à son pliage avantageux, saute dans les premières branches de l’arbre du savoir qui reste imperturbable, imposant et impérial, dégageant la sérénité qui sied au Sage Vénérable, assuré de son règne sans partage.
A la cime de l’arbre, se pose un magnifique oiseau au plumage multicolore.
Son chant couvre le chahut de la salle.
Tous se calment l’un après l’autre : les craies cessent de crisser, le squelette de cliqueter, les pupitres suspendent le mouvement de leur bouches béantes, les carrés arrêtent d’hypothénuser, la poule se perche sur l’épaule d’Henri IV, les cocottes se réunissent autour de leur coq en papier, l’encre se réfugie au fond des flacons.
D’où peut bien provenir cet oiseau inconnu, aux plumes chamarrées et au cou élancé ? Son regard crépite et son chant éclabousse de bulles pétillantes toutes les créatures dont l’attention est captive. Sa longue queue qui n’a pas à craindre la comparaison avec la traîne arborée par les paons prend naissance dans un pupitre serré au plus près des vitres. De là, on peut admirer discrètement les marronniers de la cour de récréation, les arcs en ciel nés des journées mi-pluvieuses mi-ensoleillées mais aussi se perdre dans le sourire de Mademoiselle l’institutrice et rêver du jour où on osera lui déclarer sa flamme. C’est ici, au creux du pupitre du rêveur que l’oiseau des songes et des miracles renaît tel un phénix à la suite de chaque soupir précurseur d’un voyage onirique.
Mais voilà que la grande aiguille de l’horloge de la mairie se rapproche dangereusement du point d’heure annonçant la proche arrivée des jeunes élèves et de Mademoiselle l’institutrice.
Dans la salle de classe, tout s’effondre, se mêle, s’emmêle, se sépare sauvagement et, se range du mieux possible.
Seules quelques gouttes d’encre violette partiellement absorbées par le papier buvard témoignent encore de la cacophonie qui a animé la salle dans sa joyeuse crise d’hystérie.
Dans quelques minutes, les doigts des élèves se pareront de petites tâches violettes, empreintes presque indélébiles, emblèmes des années d’enfance.
Alors, comprenez- vous pourquoi ces souvenirs sont si chers à l’enfant qui sommeille dans le cœur de vos grands-parents ?
Dédié aux jeunes générations qui ne connaîtront bientôt plus le grand tableau noir et ses craies en passe d’être définitivement supplanté par le tableau blanc et ses feutres effaçables…