Frantz Fanon figure parmi ces penseurs noirs que l'on n'hésite pas, à tort ou à raison, à convoquer pour étayer son propos, car leurs oeuvres ont laissé des marques indélébiles dans le processus de prise de conscience de l'Humanité face à la question de la "race", en particulier lorsqu'il s'agit de Blancs et de Noirs. Je dis "Humanité" car dans Peau noire, Masques Blancs - on pourrait dire la même chose de La Prochaine fois le feu de Baldwin par exemple - c'est un appel universel qui est lancé, même si l'auteur s'intéresse en particulier aux Noirs, à ceux des Antilles plus précisément, car il ne prétend parler que de ce qu'il connaît le mieux, de ce qu'il a observé : "Etant Antillais d'origine, nos observations et nos conclusions ne valent que pour les Antilles" (Peau noire, masques blancs, Introduction, p. 11)
Malgré cette humble déclaration, on voit bien, à la lecture du livre, que le sujet dépasse largement le cadre antillais, pour se fondre en celui de l'homme noir dans le monde : comment il est perçu par l'autre et comment il se perçoit lui-même. C'est une relation souillée, infectée par la colonisation, que Frantz Fanon se propose d'assainir ; et c'est une question qu'il est urgent de régler, si l'on veut que le monde se porte mieux. En effet, tout se résume dans les rapports que les hommes entretiennent les uns avec les autres, dans l'échelle qu'ils ont voulu établir : homme supérieur ? inférieur ? comme s'il y avait des catégories d'hommes.
Mais gare à ceux qui voudront tout de suite tirer des conclusions et classer ce texte dans la lignée de la Négritude : "Et si je pousse un grand cri, il ne sera point nègre." (p. 23). Frantz Fanon présente simplement son livre comme la volonté de dire les choses, de débarrasser les rapports humains de tout ce qui les a corrompus depuis des centaines d'années :
"Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d'incompréhension." ( Introduction, p. 10)
Plus simplement, l'auteur veut dire "certaines choses", certaines vérités, et la vérité n'a pas besoin de longues circonvolutions pour être dite, peu de mots suffisent à l'exprimer. Peau noire, masques blancs est un petit livre (je parle évidemment du nombre de pages) qui, aujourd'hui encore, fait de l'effet, bien qu'il soit vieux de près de soixante ans.
J'ai déjà employé l'image de la giffle lorsque je tentai, dans ma critique de La Prochaine fois le feu, d'expliquer l'impression que la lecture de ce livre pouvait laisser au lecteur. Le sujet est le même, mais traité différemment, car Fanon aborde la question noire du point de vue psychanalytique, pour ne pas dire médical. Je dirais donc à son sujet qu'il invite le lecteur à le regarder droit dans les yeux afin d'y lire des vérités, qu'elles soient humiliantes, accablantes, brûlantes, libératrices... je ne pense pas qu'elles soient apaisantes pour qui que ce soit, car cette "lamentable livrée" dénoncée par l'auteur n'a pas encore tout à fait été jetée au feu. Au mieux on s'en débarasse pour la remettre aussitôt, selon les circonstances, parfois même à l'insu de notre propre gré.
Cet essai est en quelque sorte un face à face avec soi-même, car Fanon n'est qu'un miroir. Il nous met en demeure de nous mettre dans une posture d' "interrogation perpétuelle" (p. 23).
Mais puisque j'évoquais La Prochaine fois, le feu, je relève une différence notoire avec Peau noire, masques blancs : alors que Baldwin ne nous donne pas une seule fois l'occasion de rire, l'heure étant éminemment grave, Fanon m'a jetée parfois dans une franche hilarité, bien qu'il ne se départisse à aucun moment de son sérieux. L'heure est grave aussi dans son essai, mais le rire peut être le moyen de désamorcer la bombe qui n'a que trop fait exploser les relations humaines.
L'autre attrait de ce livre, c'est que l'auteur s'appuie sur des oeuvres, qu'elles soient romanesques ou qu'elles relèvent de l'essai. Le lecteur les revisite donc ou les découvre avec bonheur. Lire Peau noire, masques blancs est donc une manière de plonger par exemple dans Nini, d'Abdoulaye Sadji, ou dans Un homme pareil aux autres, de René Maran, deux auteurs "classiques" de la littérature noire francophone.
Cet essai fut publié en 1952. D'autres auteurs ont suivi les pas de Fanon, ils ont tenté de faire l'état des lieux de la situation aujourd'hui : y a-t-il eu évolution ? Je me souviens d'un essai, Sois nègre et tais-toi ! de Jean-Baptiste Onana, que j'avais lu à sa parution. J'avais chroniqué le livre et publié également une interview de l'auteur, que je mettrai sans doute à votre disposition ici. Le lien avec Fanon avait été tangible dans l'ouvrage, mais alors je n'avais pas lu le Martiniquais.
Saurez-vous soutenir le regard de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs ?
Editions du Seuil, collection Points, 190 pages. Première publication 1952.