Dans le cadre de la version estivale de Contrepoints, nous vous invitons à lire ce texte rédigé en 1997 par Pascal Salin, mais toujours d’actualité.
Couverture de Marianne, 17 mai 2008
Tribune parue dans Marianne du 1er septembre 1997
Il faut savoir gré à Marianne d’avoir ouvert un grand débat en présentant son dossier sur le libéralisme dans son numéro du 18 août. Et je lui sais personnellement gré de donner la parole au libéral que je suis. En ouvrant ce dossier, Marianne pourrait nous inviter à dépasser les oppositions traditionnelles entre droite et gauche pour y substituer un débat que je crois autrement important. Mais la fenêtre ainsi ouverte est aussitôt refermée, comme en témoignent la présentation des libéraux comme membres d’une secte et le rapprochement établi entre libéralisme et stalinisme. Car les libéraux ont toujours été les seuls à s’opposer à tous les totalitarismes, qu’ils soient staliniens, maoïstes, hitlériens ou fascistes. Ils ont aussi été les seuls à s’opposer avec constance à toutes les entreprises colonialistes.
L’opposition faite par Marianne entre libéraux et néolibéraux, si elle facilite l’instruction du procès, est parfaitement incompréhensible. Reprenons donc les choses à la base. Il existe deux visions irréconciliables de la société: l’une est individualiste et l’autre collectiviste. Cette opposition est si fondamentale qu’il est de fait étonnant de présenter les défenseurs de la vision individualiste comme les membres d’une secte. Une autre manière de présenter les choses consiste à opposer les libéraux à ce que Friedrich Hayek appelait les constructivistes, c’est-à-dire ceux qui désirent construire la société conformément à leurs voeux, quand le vrai libéral accepte le changement sans savoir où il conduira. Ce qui implique de sa part une très grande modestie et un très grand respect d’autrui, quel qu’il soit: au lieu de penser que la raison est l’apanage d’une petite minorité d’hommes, sortes d’ingénieurs sociaux (qu’ils soient désignés démocratiquement ou autrement), le vrai libéral a confiance dans la capacité de chacun à déterminer son destin, à condition que les droits de tous soient définis et respectés. Le libéral n’a donc pas de «modèle de société» clefs en main à proposer, contrairement à ce que prétend Marianne.
La France est certes marquée par la pensée unique. Mais celle-ci n’est pas néolibérale, mais au contraire interventionniste, constructiviste et socialisante. D’où vient alors cet incroyable retournement qui élève la pensée libérale au rang de pensée unique ? On pourrait y voir une suprême habileté consistant à rendre le libéralisme coupable de tous les échecs passés, présents et futurs. Or, c’est une dérision, car le mode de pensée véhiculé par les médias, les écoles et universités, les hommes politiques et l’administration est collectiviste, comme l’ont été toutes les politiques depuis des décennies. Ainsi, l’échec d’Alain Juppé n’est pas un échec du libéralisme mais celui de l’interventionnisme. La montée constante du chômage depuis plus de vingt ans est parallèle à la croissance des prélèvements obligatoires et à l’augmentation des réglementations. L’abandon des nationalisations et la réalisation de quelques privatisations ne doivent pas faire illusion. Le rejet de certaines chimères socialistes, comme par exemple les entreprises publiques ou la planification, n’est pas une conversion au libéralisme. C’est le vrai problème: les Français ne savent pas ce qu’est le libéralisme, et le dossier de Marianne ne les aide pas à le comprendre, il reproduit fidèlement les vieux clichés, confondant par exemple libéralisme et défense des intérêts des «gros capitalistes». Le libéralisme est ainsi décrit à travers les lunettes collectivistes: si l’on divise le monde en capitalistes d’une part, et salariés, exploités ou exclus d’autre part, on aboutit à une lecture commode selon laquelle les socialistes défendent les seconds alors que les libéraux défendent les capitalistes. Mais cette vision est radicalement fausse.
Comme l’a souligné l’économiste péruvien Hernando de Soto, à propos de son pays – mais sa description s’appliquerait ailleurs -, on a tort de nommer capitalistes les propriétaires des grosses entreprises qui vivent de protections étatiques, de privilèges et de subventions et qui devraient être appelés «nomenklaturistes». Les vrais capitalistes sont tous ces pauvres qui luttent pour leur survie en développant des trésors d’imagination pour contourner les obstacles que les pouvoirs en place mettent sur leur chemin. En France, les victimes de la pensée unique collectiviste sont tous ces hommes et ces femmes exclus du marché du travail, ces petits artisans ou commerçants, ces entrepreneurs imaginatifs qui, bien souvent, n’ont plus que le choix entre la faillite ou l’exil. C’est à tous ces gens que le libéralisme veut redonner un espoir en leur permettant à nouveau d’être responsables, en leur rendant leur dignité. Cet espoir n’est pas vain si l’on veut bien se souvenir que le libéralisme a été l’origine de cet événement historique inouï qui a vu, à partir de la fin du XVIIIe siècle, des masses innombrables accéder à une vie décente et conquérir l’espoir d’une amélioration de leur sort.
Cette extraordinaire libération humaine a été accompagnée ou même préparée par un mouvement intellectuel qui a jeté les bases théoriques du libéralisme. Les Français l’ont malheureusement oublié, eux qui ont tendance à considérer le libéralisme comme un produit d’origine anglo-saxonne et le refus du libéralisme comme un moyen de préserver l’identité culturelle de la France: notre pays a abrité certains des plus grands penseurs libéraux de l’Histoire, aux XVIIIe et XIXe siècles (en particulier Turgot, Jean-Baptiste Say ou Frédéric Bastiat), qui ont eu une immense influence aux États-Unis, au point que la tradition libérale américaine a des racines largement françaises.
La tradition libérale française s’inscrit dans le courant humaniste, ses auteurs adoptent une approche que l’on peut appeler subjectiviste, fondée sur l’idée que les phénomènes humains sont concernés uniquement par les perceptions et les besoins des individus. Il est d’ailleurs curieux de reprocher aux libéraux d’être intéressés uniquement par l’argent et le marché puisqu’ils sont précisément les seuls à récuser une approche matérialiste et quantitativiste de l’économie. Il n’est pas vrai que les libéraux aient pour seul credo la défense du marché, car le marché existe toujours. Le seul vrai problème est de savoir si ceux qui viennent sur le marché agissent librement et dans le respect des droits d’autrui. Ce qui définit une société libérale, ce n’est donc pas le recours au marché, mais la trilogie «liberté individuelle, propriété, responsabilité».
Si l’on veut bien mettre définitivement au placard les clichés habituels, on s’apercevra alors que les libéraux ne sont pas les membres d’une secte mais les défenseurs de valeurs spontanément reconnues par les hommes. On retrouve partout cette aspiration à la liberté individuelle: ainsi, alors qu’il existe malheureusement à droite beaucoup de conservateurs assis sur la défense de leurs pouvoirs, il y a par ailleurs à gauche des libertaires qui ne se reconnaissent pas nécessairement dans les partis institutionnels. N’oublions d’ailleurs pas que l’économiste français du début du XIXe siècle Frédéric Bastiat siégeait sur les bancs de la gauche à l’Assemblée. Le moment n’est-il pas venu pour toutes les consciences droites de briser le carcan de la pensée unique antilibérale et de prendre conscience des convergences entre tous ceux qui, même dans des camps opposés, n’en ont pas moins une égale passion pour la liberté ?
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