Correspondance Gide-Jammes 1893-1938, ed. Robert Mallet, Gallimard, 1948, Paris
Dans un précédent billet nous avionslaissé Gide, à la parution de son Anthologie de la Poésie française, aux prises avec un vers de Francis Jammes. Reprenantaujourd'hui la publication des articles d'Emile Henriot inédits enligne, je vous propose justement celui paru un an plus tôt dans Lavie littéraire du journal Le Monde surla Correspondance Gide-Jammes.
« JAMMES ET GIDE
A QUOI tient la tristesse ou plutôt lasorte de malaise qu'inspire la lecture de la Correspondance deFrancis Jammes et André Gide (1) ? Est-ce le regret d'un tempsoù la vie littéraire était plus généreuse que la nôtre et pluspourvue des loisirs favorables à l'entretien de soi-même et desamitiés, à la poursuite de la seule œuvre d'art ? Est-ce de setrouver replongé dans ce passé déjà qu'est l'histoire littéraireappliquée à des contemporains, à la jeunesse de contemporainsadmirés de loin et dont l'intimité, révélée soudain, déconcerte? On était heureux d'assister aux débuts charmants d'une amitiéaffectueuse et fraternelle, longtemps prolongée, et voilà que delettre en lettre elle se rompt à petites secousses sous nos yeux...Du moins la rupture de Jammes et de Gide, après une si belle liaisond'âmes poétiques, sans avoir été jamais tout à fait consommée,car elle eut ses retours et ses repentirs, repose-t-elle sur desraisons nobles : il s'agit d'un dissentiment religieux.
Voilà pour simplifier les choses,puisqu'il faut conclure. Mais les choses sont autrement fines,délicates, sensibles, nuancées, au cours de cette Correspondancede quarante-cinq ans (1893-1938). Jamais hommes ne furent, au fond,plus différents que ces deux-là, et c'est merveille mêmed'imaginer qu'ils aient pu s'entendre un instant, tirés tous deuxcomme ils étaient, par leurs natures, en sens contraire. FrancisJammes est uniquement un poète, procédant d'images et de sensationsdu moment, totalement dépourvu d'esprit critique, quoiqu'il nemanquât du tout de malice; un provincial en outre et un paysan, avecl'isolement de l'un et la ténacité têtue de l'autre; naïf etméfiant, plein d'orgueil, parlant de son génie et irrité dumoindre soupçon à l'égard de qui non seulement ne lui enreconnaîtrait pas mais oserait formuler une réserve ou préféreraitdans son œuvre tel livre, tel poème à tel autre. Nous avons vu ledoux Francis Jammes, à la fin de sa vie, ulcéré et outré ducomplot dont il se croyait avec sincérité la victime de la part desgens de Paris, et j'ai mis dans mon exemplaire de l'Angélus del'aube une lettre touchante du poète, écrite peu avant sa mort,pour me remercier avec effusion d'un article où j'avais bien parléde lui et cherché à le dissuader du souci qu'il se faisait,l'assurant que sa gloire était grande, qu'il n'y avait aucune cabalecontre lui, et que nous demeurions nombreux à l'admirer et àl'aimer fidèlement. Jammes s'était émerveillé de ce témoignage,reçu comme une pluie bienfaisante sur une terre desséchée. Joignezqu'il avait l'âme religieuse et qu'il était intransigeant etcombattif sur ses croyances, comme il arrive aux plus pieux... Enface de lui André Gide, inquiéteur inquiet, esprit dévoré,dévorant aussi, de critique; toujours en quête et jamais fixé,ayant horreur d'être fixé, de se fixer; pesant les mots, les idéeset les sentiments avec un infini tourment d'exactitude; merveilleuxde lucidité, aimant le trouble; carrefour ouvert par système àtous vents; nomade, immoraliste et professeur d'immoralisme, tenantqu'il n'y a pas d'autre vertu que le bonheur. Et je ne dis rien ducorydonisme, dont il n'est pas une seule fois question dans lacorrespondance entre les deux amis, laquelle d'ailleurs n'est pascomplète du fait de quelques lettres réservées, comme le reconnaîtavec prudence M. Robert Mallet, l'éditeur et l'annotateur excellentde ces textes. Orthodoxe sur ce point aussi, on peut croire que l'amide Clara d'Ellébeuse ne devait guère s'entendre à ce proposavec l'auteur de Si le grain ne meurt.
Et pourtant ils se sont entendus,d'enthousiasme l'un pour l'autre, dès le début de leurs relations,qui ont été d'abord épistolaires, tutoiement inclus, bien avant lapremière rencontre. Ce commencement d'une amitité [sic] estdélicieux. Elle naît d'un commun amour de la poésie, dans un tempsoù la poésie, dans son expression la plus moderne, au lieu de lesdiviser, pouvait unir des jeunes gens. C'était en 1893, où déferlala deuxième vague symboliste, amenant au rivage ces nouveaux venus,Jammes, Gide, Louys [sic], Valéry. Gide aura été le premier, jecrois, à parler de ces harmoniques où s'accordèrent leurs âmes sifacilement, Gide n'étant encore que poète, épris comme Jammesd'angélisme, de nature, de pure émotivité; mais aussi sepréoccupant, dans les proses du Voyage d'Urien et de Paludes,de ces démarches analytiques d'un esprit soucieux de sa liberté.Jammes est déjà lui-même, et l'auteur de ces vers tremblants,boiteux exprès, mais chantants et d'une naïveté très voulue dansleur apparente absence d'art, qu'on trouve dans ses premièresplaquettes. Gide, avec une ferveur généreuse, fit les frais del'édition d'Un jour, que Jammes était trop pauvre pourassurer lui-même; d'ailleurs incapable, vivant loin de Paris,d'action sur les éditeurs et dans les jeunes revues, dont Gide etHenri de Régnier lui facilitèrent l'accueil. Toute une partie de laCorrespondance a trait aux services rendus, dans cet ordre,par l'ami parisien au provincial, et on a plaisir à enregistrer queM. André Gide a toujours montré, avec une délicatesse attentive,la plus grande prévenance et même une exemplaire patience à rendreces services et à répondre aux sollicitations de Jammes, exigeantet souvent pointu malgré la drôlerie, la gentillesse et la verve.Car Francis Jammes avait de l'humour et de l'esprit, et ses lettressont souvent plaisantes à lire, farcies de gais propos et mêmed'amusants pastiches de Régnier, de Mallarmé ou de Heredia quiattestent la connaissance la plus aiguë des techniques d'autrui, etl'art même de les y égaler. Il ne faut pas non plus se méprendreet oublier qu'avant les Sonnets à la Vierge et l'Eglisehabillée de feuilles, Francis Jammes a fait quelque peu figurede faune, et que c'est ainsi qu'il s'appelait lui-même et quel'appelait Gide quand celui-ci n'était que « le pâtre des berges», en souvenir de son Ménalque et de Paludes. Cette premièrepartie des enfances d'une amitié, entre poètes de vingt àvingt-cinq ans, est jolie, sur un fond un peu flou de doléances, debrumes et de langueur symboliste. Mais, la personnalité de chacuns'affirmant aux premiers rayons de la gloire, les pointes commencentà percer, et sans que ce soit au mépris de la poésie, où FrancisJammes a cet avantage de se renforcer en lui-même et dans sontalent, il faut bien le dire, c'est au moment aussi où, la maturitévenue, Gide devient plus intelligent et, selon sa nature, plus libre.
Ils continueront l'un et l'autre às'aimer et à s'admirer. Un jour viendra où Jammes écrira même àson ami que si le cinquième livre des Confessions n'existaitpas c'est la Porte étroite qu'il aurait voulu avoir écrit.L'amitié subsistera toujours, et même après les divergences et lespiques il suffira de son souvenir, ne serait-ce que par fidélité àsoi-même, pour ramener et faire se retrouver d'un élan de cœur lesamis que leur esprit a momentanément séparés. Une dépêche clôtun litige, efface aussitôt le désaccord. Un article élogieuxrépare tout, et ne voyez pas là une pointe : Gide parlant deJammes, Jammes parlant de Gide, c'est toujours très bien, et il nes'agit pas d'échange de casse et de séné entre ces deux espritshonnêtes et intransigeants sur ce qu'ils croient. Impossiblepourtant de celer que dans leurs lettres, à mesure que lesdivergences s'accentuent, c'est Jammes qui paraît le plussusceptible, le plus chatouilleux, le moins compréhensif; et Gide,qui domine nettement, attentif à expliquer, à panser, à remettreau point, affectueusement, patiemment — quitte d'ailleurs àconfier à son Journal, où il nous les a fait lire en lepubliant, ses impatiences rentrées, ses jugements sévères et sestrop lucides constats du changement qu'il voyait s'opérer dans sonami. M. Robert Mallet, annotant ces lettres, en a judicieusementéclairé les dessous de quelques citations pertinentes empruntéesau Journal de Gide. On l'y voit noter que Jammes, vieillissanten orgueil et en amertume, « n'a plus de nez que pour l'encens »,et que son orgueil effréné l'empêche, l'a toujours rendu incapablede pratiquer cette sincérité élémentaire qui consiste à «tâcher à voir vrai » en soi-même comme dans les autres. Et ilconclura tristement que leur amitié s'est défaite, corrompue par« de la littérature froissée ». Ce qui en effet esttrès triste. Mais encore une fois, ayant à juger de beaux écrivainssur leurs lettres, je ne voudrais pas que ces discriminationsnécessaires parussent condamner ou accabler Jammes : poète exquis,profondément original, dont la sensibilité si vive commandait letalent; et donc plus qu'aucun autre vulnérable dans son éloignementet son isolement d'Orthez. Il se croyait toujours persécuté ououblié, ce qui pour un poète est toujours la pire des persécutions.Toute proportion gardée il y a en lui du Jean-Jacques Rousseau,comme lui si enclin à voir des cabales partout. Le mot de Ligne surce dernier pourrait bien, à grand homme près, lui être appliqué :« Malheureux grand homme, ravissant et impatientant. »
Entre Gide et Jammes le désaccordétait dans l'œuf, dès la naissance de leur amitié; et c'est undésaccord religieux, dont l'espèce ne pardonne pas. Ils s'étaiententendus d'abord sur ce point qu'ils étaient tous deux d'essencereligieuse, l'un catholique et l'autre huguenot. Je n'ai pas qualitépour décider en ces matières, mais point n'est besoin d'y êtregrand clerc pour discerner dans André Gide une préoccupationreligieuse, et d'autant plus propre aux contestations qu'il s'agit,avec lui, d'un cas très nettement apparent de huguenotisme éclaté,c'est-à-dire qui laisse des traces après l'éclatement. Toute ladémarche de Gide, depuis André Walter, Paludes,Urien, Ménalque, est d'un homme qui cherche à selibérer des plus sévères interdits. Celle de Jammes, si l'on peutparler de démarche à propos d'une absence de démarche justement,est un repliement sur la foi héritée, un contentement dansl'immobilité, une adhésion totale au bon Dieu un peu sulpicien desa mère et de son enfance — « le seul Dieu qui le satisfasse »,dira-t-il. A quoi André Gide pourra répondre qu'il a lui aussi «le seul Dieu qui le satisfasse », auquel il ne faut pas toucher.Rien à ajouter à cela, on ne peut plus s'entendre. Mais Jammesavait l'esprit de prosélytisme, et, voulant le sauver malgré lui,il se désolait, avec une pieuse et insistante indiscrétion, deségarements de son ami, de ses sophismes, de ses pernicieusesdoctrines et de ses propos scandaleux. Gide au fond était tel pourlui depuis les Nourritures terrestres, et il le retrouvaitaggravé dans le « blasphème » terminal des Nouvellesnourritures : « Ne sacrifie pas aux idoles. » La page relue, onpeut se demander si Francis Jammes l'avait bien comprise. Ce n'estpas à Dieu qu'en a Gide, mais aux hommes, « responsables de presquetous les maux de la vie ». Et c'est contre eux qu'il a écrit : «Cesse de croire que la sagesse est dans la résignation... n'acceptepas. »Cette correspondance est à lire,émouvant dialogue entre deux personnalités dont l'une, la plusfaible et aussi la plus agressive, voudrait emprisonner l'autre, etl'autre, la plus forte, s'échappe en glissades. Le documentd'histoire littéraire aussi a son intérêt, mais au second plan ;l'anecdote y est assez mince, derrière ce débat d'amitié auxprises entre la critique et la foi.1948.
1. Francis JAMMES et André GIDE,Correspondance (1893-1938), préface et notes de M. RobertMallet, un vol., Gallimard. »
(Emile Henriot, Courrier littéraire XIXe-XXe siècles
Maîtres d'hier et contemporains, Albin Michel, 1956)