Il est si rare de rencontrer des personnes comme Imran Amed qu’il est vital de profiter de chaque minute passée avec lui.
L’homme a un parcours qui en ferait rougir plus d’un : après être passé par McGill University et Harvard, puis une belle carrière dans le consulting en management, le voilà aux commandes d’un des blogs les plus influents de l’industrie ainsi que de sa propre firme de consulting pour maisons de luxe.
Une rencontre entre deux défilés, à l’Hôtel Lancaster, endroit paisible à quelques pas des Champs-Elysées.
Autour d’un Capuccino il me raconte le récit de sa fulgurante ascension avec une humilité rarement vue dans notre milieu.
Son blog, businessoffashion.com est reconnu et applaudi par les géants de la presse internationale.
Imran Amed a notamment été choisi par GQ comme l’un des 100 hommes les plus influents de Grande Bretagne et par GQ India comme l’un des 50 originaires d’Inde ayant le plus de pouvoir globalement. Il va vous apprendre plein de trucs, croyez moi.
Comment êtes vous arrivé dans la mode ? Qu’est ce qui vous a attiré dans cette industrie ?
C’est une longue histoire.
J’ai grandi au Canada, à Calgary, au milieu des montagnes, un endroit magnifique mais pas vraiment une ville où la mode occupe le devant de la scène. Jeune, mon attirance allait vers la pop culture comme la musique, le cinéma ou la mode. Je regardais beaucoup cette émission appelée ‘Fashion Files’ présentée par Tim Blanks. C’est amusant parce que j’ai rencontré Tim de nombreuses fois et il a vraiment été celui qui m’a appris la mode, du point de vue du consommateur, de l’outsider. A l’université McGill, je me suis formé au commerce international et à la finance. Après une carrière très intéressante dans le consulting en management durant quelques années à Montreal, je suis retourné à l’école (NDLR : à la Harvard Business School), pour finalement revenir dans le consulting chez McKinsey & Company.
C’était captivant, mais voyant mes trente ans arriver à grand pas j’avais l’impression de n’utiliser qu’un côté de mon cerveau.
Je suis quelqu’un qui analyse énormément, comme on peut sûrement le voir à travers le site, mais j’ai aussi une véritable affection, une grande passion pour l’esthétique et la créativité ; j’ai donc cherché à combiner les deux. Quand je travaillais dans le consulting en management, il y avait des problèmes très intéressants à résoudre, mais pas dans l’industrie qui moi me fascinait le plus.
J’ai alors commencé à explorer le milieu de la mode, notamment en rencontrant de jeunes designers.
Le British Fashion Council m’a aidé en me présentant quelques personnes et je me suis aperçu qu’il y avait une réelle opportunité de créer quelque chose se positionnant entre le côté commercial et le côté créatif de la mode.
J’ai entrepris une décortication des ‘blogs mode’, c’était en 2006, donc très tôt et il n’y en avait pas autant que maintenant. J’ai tout de suite remarqué que personne n’écrivait ou ne donnait son avis sur le business de la mode, ce qui moi m’intéressait le plus.
Évidemment, comme tout le monde, j’adore les vêtements, les défilés, etc. mais ce qui me captivait c’était comment on arrivait à transformer un processus créatif en quelque chose qu’on peut vendre. Comment on pouvait respecter le côté créatif dans un environnement commercial. J’ai simplement commencé à écrire, il n’y avait aucun plan ni objectif, c’était simplement un moyen de partager mes idées.
Ainsi, la journée j’étais consultant pour des maisons de modes et de luxe et le soir, une ou deux fois par semaine, j’écrivais des articles.
Vous aviez votre firme avant de commencer le blog ?
Les deux sont arrivés à peu près au même moment. J’ai toujours été quelqu’un avec plein d’idées mais je n’ai jamais fait d’études d’écriture. Ce que j’apprécie énormément avec le blog c’est que de devoir poser ses idées à plat pour les diffuser à d’autres personnes nous force à les cristalliser.
Donc écrire pour moi n’est pas seulement un processus créatif mais aussi une façon de m’aider à comprendre mes propres pensées et à les exploiter en profondeur. Ce qui est formidable également avec le blog, c’est les retours de nos lecteurs.
A présent nous avons une communauté de gens loyaux qui participent à la discussion et c’est très instructif. Donc oui, c’est comme ça que tout a commencé : il n’y avait pas de plan, ce fut et c’est toujours une aventure extraordinaire.
Vous n’avez rien fait pour promouvoir le blog ?
Non ! Quand j’ai commencé à écrire, j’étais sur typepad, une plateforme de blogging simpliste, et au début j’ai simplement envoyé un email à quelques amis en leur disant : ‘Hey j’ai commencé un blog où j’écris un petit peu, va faire un tour dessus’. C’est la seule action marketing que j’ai faite pour le blog. (Rires)
Quand des gens me disent qu’ils lisent le site régulièrement je leur demande souvent comment ils l’ont découvert et 75% du temps c’est grâce au bouche à oreille.
Dans ce milieu de la mode, il y a quelques entrepreneurs qui ont réussi, comme vous, pouvez vous nous parler de certains d’entre eux ?
J’ai énormément de respect pour Natalie Massenet (fondatrice et présidente de Net-a-porter) pour plusieurs raisons. D’abord elle avait une idée qui, à l’époque, était des plus originales, personne n’y avait pensé avant elle. Ensuite parce qu’elle a réussi à former une équipe de personnes loyales, qui croyaient en ce qu’elle essayait d’accomplir ; avoir une équipe dédiée à la concrétisation de votre idée est décisif, la majorité d’entre eux sont là depuis très longtemps. La troisième chose que j’admire chez Natalie c’est qu’elle sait comment mener à bien des projets; il ne suffit pas d’avoir une idée grandiose pour que ça marche, encore faut-il savoir comment la réaliser, comment lui donner vie, et elle, elle a cette fabuleuse capacité à concrétiser ses projets au plus près de la manière dont elle les imaginait. Quand on commence et qu’on crée quelque chose à partir de rien, quelque chose en quoi personne ne croit, c’est très dur et il faut être quelqu’un de fort comme Natalie l’a été.
J’ai aussi beaucoup d’estime pour Mickey Drexler, le PDG de J.Crew, il a trouvé cet équilibre parfait entre la compréhension du produit et la compréhension de la commercialisation de ce produit.
Il y a peu de personnes comme eux, la plupart des gens sont soient dans la partie créative soit dans la partie commerciale, eux sont très bons dans les deux.
Vous avez créé un sac avec Bill Amberg, le Calgary, en utilisant le processus dit de ‘crowdsourcing’, c’est-à-dire en quelque sorte mettre le design du produit entre les mains du consommateur. Vous pensez que les maisons de mode haut de gamme peuvent utiliser ce concept ?
Je pense qu’il est utilisable, mais sûrement pas approprié à toutes les marques. Pour nous, c’était une expérience unique et l’opportunité d’apprendre d’un homme respecté la fabrication artisanale d’un sac en cuir. C’était aussi l’occasion de voir comment internet pouvait aider au merchandising d’un produit.
Pour revenir à Mickey Drexler, une des raisons pour lesquelles il est tant adulé, c’est parce qu’il peut regarder une collection et dire exactement quels produits seront des ‘hits’, et ça ce n’est pas donné à tout le monde.
Avec le ‘crowdsourcing’, on ne donnait pas tant aux consommateurs les clés du design qu’on leur disait : ‘voilà les différents modèles que nous vous proposons, lequel préférez-vous, et pourquoi ?’.
En écoutant et en comprenant les retours on peut prendre en considération leurs avis et les refléter sur le choix du produit final.
De plus, notre industrie est pleine de gaspillage, tant de pièces sont produites, et parfois ne se vendent jamais, même après les soldes. Avec le ‘crowdsourcing’ on peut avoir une information presque vitale avant la production : ce que les gens pensent du produit.
Malgré tout, le rôle d’une marque ou d’un designer est de partager un point de vue, son point de vue. Une des raisons pour lesquelles les gens achètent des produits de luxe c’est parce qu’ils reflètent un point de vue. Je ne m’acharnerai pas à faire adopter ce concept aux autres maisons, mais écouter ses clients aide considérablement à rendre la création et la production plus intelligente.
On ne cesse d’entendre toutes sortes de spéculations sur l’industrie de la mode, essentiellement sur les cycles de production et de communication. Beaucoup avancent qu’un jour les défilés disparaitront, qu’en pensez vous ?
Évidemment je ne détiens pas la vérité, nul ne sait ce qui se passera d’ici 10 ou 20 ans, mais côtoyant acheteurs et rédacteurs, je sais que l’atmosphère, l’ambiance d’un défilé, le fait de le vivre sont des éléments importants pour comprendre la démarche créative d’un designer. Et pour moi la retransmission en direct ne peut pas remplacer ça.
Tous ceux qui sont déjà allé à un défilé puis ont regardé ce même défilé sur internet savent très bien que ce n’est absolument pas la même chose. Pour cette raison je pense que les défilés ont encore du temps devant eux, du moins avec la technologie que nous avons en ce moment…même s’il se passe des choses très intéressantes dans notre ère avec la 3D, la réalité virtuelle, etc.
Et puis, je pense que les clients sont de plus en plus intéressés par les défilés, ils veulent y participer, s’asseoir devant leur ordinateur ne suffit plus.
Dans certaines parties du monde, les clients sont une part importante des défilés, même à New York, pendant les fashion weeks certaines marques invitent des détenteurs de cartes American Express, etc.
Pendant la dernière saison des défilés new yorkais, la dame assise à côté de moi au défilé Jason Wu avait été invitée parce qu’elle était la plus grosse cliente du site internet de Nordstrom.
Je suis sûr qu’au fil du temps les défilés deviendront une sorte de spectacle et les clients auront plus d’importance, mais comment et quand, je n’en ai aucune idée.
Les magasins de consommation de masse tels que H&M et Zara ont pour réputation de copier les grandes maisons prestigieuses. Ces dernières s’en plaignent, mais en faisant défiler des vêtements qui ne seront en magasin que dans des mois, est-ce qu’elles ne le chercheraient pas ?
Il est évident qu’elles ne le cherchent pas. Ce qui se passe est simple : le cycle de communication de la mode s’est accéléré à cause de la technologie, d’internet essentiellement, mais pas le cycle de production. Les clients peuvent maintenant voir les images des défilés en direct, et ce que les entreprises comme H&M et Zara ont comme avantage c’est la réactivité, la capacité de répondre très rapidement à la demande grâce à leurs cycles de production courts. Les clients voient les photos d’un défilé et ils veulent les produits maintenant, pas dans des mois.
Dans le prêt-à-porter de luxe, la chaîne de production opère de la même façon depuis des décennies, rien n’a vraiment changé, si ce n’est que certains ont rajouté des collections. Certaines maisons expérimentent la compression de leur cycle de fabrication, pour réduire le temps de fabrication et de livraison, mais c’est quelque chose de très complexe. Si vous ne possédez pas vos usines propres et que d’autres marques se battent comme vous pour que les choses s’accélèrent, il est difficile d’obtenir ce qu’on veut.
En revanche, si vous contrôlez vos moyens de productions (comme Zara et H&M), alors vous êtes en capacité de créer un environnement de travail flexible qui peut être réactif. Le fait de produire les collections plus vite qu’avant n’est pas le seul facteur, ce que font très bien les grandes entreprises de masse c’est qu’ils savent se baser sur les données envoyées par leurs magasins. Ils peuvent savoir quelles pièces ont le plus de succès et, encore une fois, grâce à leur circuit de production court, ils peuvent en faire fabriquer d’avantage. Les marques de luxe ont des soucis avec ça, le principal obstacle étant le tissu, car la production du tissu est la chose qui prend le plus de temps. Les marques les plus intelligentes commandent de la quantité en plus puis elles attendent de voir comment la collection se vend. Si la réponse est positive alors elles produisent plus, si ce n’est pas le cas soit elles utilisent le tissu la saison suivante, soit elles le perdent tout simplement.
Le principal dysfonctionnement c’est que le cycle de production ne progresse pas en synchronisation avec le cycle de communication, mais ça commence à changer.
J’ai l’impression que nous sommes dans une période particulière, une période de transition où un certain nombre de designer dit ‘designer star’ se retirent pour des causes malheureuses, je pense à Alexander McQueen, John Galliano ou Christophe Decarnin. On dit que le stress est la cause de leur infortune, notamment dû à leur statut de vedette.
Est-ce la fin des designers stars ?
Ça dépend de ce que vous entendez par designers star, ces derniers ont deux traits importants : Premièrement, ils ont habituellement un talent inouï et une vision unique, c’est ce qui a contribué à faire d’eux des stars. Ils ont un si grand talent que l’industrie les reconnaît individuellement, séparément de la marque pour laquelle ils officient. Il y a peu de personnes que je mettrais dans cette catégorie : Tom Ford, Karl Lagerfeld, Phoebe Philo, Marc Jacobs, Alber Elbaz.
Ils sont tous des ‘stars’ parce qu’ils ont tout ce qu’il faut pour réussir dans l’industrie, et je pense que ce genre de choses ne disparaîtra jamais. Pour revenir à votre question sur H&M et Zara, ce que n’ont pas ces marques c’est quelqu’un derrière avec une vision, et c’est pour ça qu’ils font des collaborations avec Alber Elbaz, Donatella Versace ou Karl Lagerfeld. Ces gens ont une identité propre et notre industrie aura toujours besoin de personnes comme ça.
Deuxièmement, être une star c’est montrer que l’image du designer peut triompher de l’image de la marque. D’un point de vue commercial je pense qu’il y a un certain nombre de risques à ce niveau là. Il est vital de trouver l’équilibre parfait sur le long terme entre le profil du designer et le profil de la marque pour que ça marche bien pour tout le monde.
Vous officiez comme talent scout pour certaines marques. Comment faites vous pour dénicher une perle et être confiant sur son avenir ? Je me doute que ce n’est pas seulement à propos des vêtements?
Quand je rencontre de jeunes créateurs évidemment la première chose que je fais c’est regarder leur portfolio, je regarde ce qu’ils font et j’essaie de comprendre leur point de vue, leur processus créatif mais ce à quoi je fais le plus attention, c’est leur personnalité. On rencontre des tonnes de personnes qui ont du talent,mais on rencontre beaucoup moins de gens qui ont le talent mais également l’intégrité, le professionnalisme, la motivation et l’énergie pour transformer ce talent en un véritable business.
La créativité est importante, mais à mon sens ces choses sont tout aussi déterminantes.
Pour moi, les designers les plus futés sont ceux qui veulent comprendre la face commerciale de la mode, le temps est fini où l’élève designer sortait de l’école avec un diplôme et commençait sa vie de rêve, dans une bulle créative.
Maintenant pour réussir, ils doivent comprendre comment leur rôle trouve sa place dans un système très large et malheureusement la plupart des écoles de mode ne fournissent pas et n’équipent pas assez les designers pour comprendre le business de la mode.
Une grosse audience de notre site, une partie importante et fidèle de notre communauté est composée de jeunes gens qui viennent des deux faces de l’industrie, commerciale ou créative, et qui essaient de comprendre ce qu’il se passe dans le milieu. On vit un moment captivant où les choses évoluent très rapidement, une période où internet, la mondialisation et les problèmes environnementaux forcent notre industrie à changer, et si vous voulez réussir il vous faut comprendre ce qui arrive et rester toujours au courant.
En parlant de ça, comment se fait-il qu’il y ait beaucoup moins de jeunes créateurs ou de jeunes stylistes venant de Paris ?
Ce n’est absolument pas dû à un manque de talent, si j’ai bien appris quelque chose depuis que je voyage autant, c’est qu’il y a du talent absolument partout. Mais c’est un phénomène très intéressant, je pense qu’à Milan ou à Paris, il y a beaucoup plus d’opportunités pour un jeune créateur d’aller travailler dans une grande maison juste après leur sortie de l’école. A Paris vous avez Dior, Lanvin, YSL, Givenchy, etc. Ces marques ont besoin de jeunes gens créatifs dans leurs équipes. Beaucoup de jeunes diplômés finissent dans une maison de luxe parce que c’est un tout petit peu moins difficile que de lancer leur propre ligne et prendre de gros risques.
A Londres, nous n’avons pas toutes ces opportunités pour les jeunes d’aller travailler chez de grandes maisons de luxe donc beaucoup de jeunes créateurs se lancent en solo et souvent ils n’ont aucune idée de comment ça marche.
D’habitude je dis à mes étudiants de d’abord aller dans une maison avec de l’expérience juste pour apprendre les ficelles, et une fois qu’on les maîtrise la position devient plus confortable. Une chose que les écoles de mode font extrêmement bien à Londres, probablement mieux que tout le monde, c’est qu’elles encouragent les créateurs à trouver leur vision, leur point de vue, leur identité propre. Si vous regardez tous ceux qui défilent à Londres, la variété de styles et d’influences est incroyable, il y a des imprimés, des costumes, de la maille, de l’avant-gardiste, etc. C’est ce qui fait que Londres est si captivant, les designers n’essaient pas de rentrer dans le moule.
Avez-vous quelques noms à nous révéler ? Quelques jeunes que nous devrions surveiller ?
Huishan Zhang, on a fait un focus à propos de lui sur le site, c’est un créateur chinois de Central Saint Martins, il a énormément de talent mais aussi toutes les qualités dont je parlais plus haut. Il s’intéresse à son côté commercial, ses prix, mais est aussi incroyablement créatif.
Flaminia Saccuci, on a également fait un article sur son travail, elle a un très bon œil pour mélanger les couleurs et les imprimés sur des matières peu communes comme le cuir ou le latex.
Quels défilés homme avez-vous le plus aimé pendant cette fashion week ?
J’adore Dries Van Noten, tout ce qu’il fait, il a tellement de talent.
La collection de Kim Jones pour Vuitton était pour moi un des meilleurs moments. Il a pris son approche très sportswear et l’a associé à la tradition de voyages de Vuitton pour en faire une collection superbe.
J’ai aussi beaucoup aimé Lanvin, il y a tellement d’idées dans leurs défilés, Alber Elbaz a vraiment un don.
Burberry était aussi très créatif, et je ne parle pas que des manteaux, il y avait aussi d’autres inspirations très intéressantes.
Propos recueillis par Julien Neuville